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En 2014, la Commission européenne a réaffirmé l’objectif fixé pour 2020 de 10% de taux d’interconnexion électrique, se définissant comme le rapport des capacités d’import d’un pays sur ses capacités de production installées. La Commission a de plus proposé un cap plus ambitieux de 15% pour 2030.
Aujourd’hui, l’Europe semble donc se diriger vers la construction d'un « supergrid », avec de nombreux projets pour poursuivre l’interconnexion des réseaux nationaux. L’objectif final est de tendre vers un prix unique de l’électricité grâce à un réseau totalement décongestionné et un marché unifié. Toutefois, les goulots d’étranglement sont encore importants et on peut se demander si l’essor des énergies renouvelables n’engendre pas une saturation accrue des interconnexions malgré les investissements planifiés.
Depuis la directive européenne de 1996[i] sur les marchés de l’électricité, qui initie la création du marché intérieur commun, différents acteurs européens se sont impliqués et réunis pour construire des synergies. Les gestionnaires de réseau de transport (GRT), se sont d’abord regroupés au sein de l’association ENTSO‑E (European Network of Transmission System Operators for Electricity). Créée en 2008, l’ENTSO-E unifie aujourd’hui 43 GRT de 36 pays du continent européen et coopère avec les pays limitrophes pour développer des réseaux de transport d’électricité toujours plus intégrés. Depuis 2015, en accord avec la nouvelle règlementation européenne[ii], l’association publie en libre accès toutes les données concernant les productions, les consommations et les échanges entre les pays.
D’autres acteurs se sont également regroupés : les bourses d’électricité au sein du groupe EEX (European Energy Exchange), les traders au sein de l’EFET (European Federation of Energy Traders) ainsi que les régulateurs au sein de l’ACER (Agency for the Cooperation of Energy Regulators).
C’est dans cette logique d’intégration de marché, et après la réussite du couplage trilatéral France-Belgique-Pays-Bas, que sept bourses d’électricité ont adopté un mécanisme de couplage des marchés, le PCR[iii] (Price Coupling of Regions), entré en vigueur en 2012. Grâce à l’harmonisation du calcul des allocations des capacités transfrontalières et un algorithme unique d’optimisation des flux physiques, le PCR a augmenté l’efficacité des interconnexions, la liquidité du marché et le bien-être économique global (gain économique des acteurs du marché). En 2015 une nouvelle méthode, dite « Flow-Based » est venue renforcer ce couplage entre les pays de la zone CWE (Central West Europe), à savoir la France, la Belgique, l’Allemagne, les Pays-Bas et le Luxembourg. Elle permet de mieux prendre en compte les contraintes simultanées des différents réseaux d’après la répartition des charges réelles sur l‘ensemble des capacités physiques impactées par les équilibres aux frontières et la position des acteurs sur les différents marchés (volumes et prix proposés). Le principal avantage de cette méthode est qu’elle est moins conservatrice que l’ancienne et permet de se rapprocher de la limite d’utilisation des lignes tout en conservant une marge de sécurité.
Plus les pays sont interconnectés, plus les prix sur les marchés tendent à s’égaliser par un jeu de vases communicants. Le couplage de marché, en permettant une meilleure utilisation des capacités d’interconnexion, a un impact sur les marchés de gros de l’électricité et accélère la convergence des prix entre les zones d’enchères.
L’analyse des prix sur le marché spot journalier montre une tendance à l’harmonisation entre les pays européens ces dernières années. Le taux de convergence entre la France et ses voisins illustre la fraction d’heures de l’année où les prix sont strictement égaux entre les deux marchés. Si son évolution entre 2015 et 2018 est globalement à la hausse, on constate pourtant des situations très hétérogènes.
Ainsi, les pays de la zone CWE, déjà relativement bien couplés avec la France, présentent des taux de convergence supérieurs à 35% en 2018, confirmés par la tendance de ces trois dernières années pour les Pays-Bas et l’Allemagne (+7%), malgré un légère baisse pour la Belgique (-3%), déjà fortement couplée avec la France (en 2017, les prix de gros entre la Belgique et la France ont été strictement égaux pendant plus de 45% des heures de l’année).
Pour l’Espagne et le Danemark la progression est encore plus importante, puisqu’avec 12% et 15% d’augmentation en trois ans, ces pays sont désormais couplés avec la France à 25% et 19% respectivement. Cette forte augmentation a été rendue possible grâce notamment à l’ouverture de la ligne à courant continu franco-espagnole entre Santa Llogaia et Baixas en 2015, qui a doublé les capacités commerciales de 1400 à 2800 MW entre les deux pays[iv].
En revanche, le couplage avec la Suisse est aujourd’hui très faible. Malgré des capacités commerciales assez importantes, historiquement développées pour exporter l’électricité nucléaire française, l’absence de méthode commune de calcul des capacités empêche un réel couplage entre ces deux marchés. Dans ces cas, les GRT sont en coordinations bilatérales partielles : seule la valeur limitante de capacité est retenue. De manière générale, la Suisse est en retard dans la collaboration avec ses voisins de l’Union, car des verrous règlementaires ralentissent les procédures pour ce pays non-membre.
Quant au Royaume-Uni, c’est autant le manque de capacités d’interconnexion outre-Manche que les règles complexes de calcul des capacités qui limitent le couplage des prix de marché. Cependant, cette situation pourrait se débloquer avec la construction de nouvelles interconnexions France-Angleterre dans les années à venir.
L’exemple français montre que les pays européens sont dans la bonne direction pour poursuivre l’élaboration d’un marché commun de l’électricité. Cependant, malgré les efforts consentis, certains pays n’atteindront pas l’objectif fixé par la commission européenne pour 2020, à savoir 10 % de taux d’interconnexion électrique, défini comme le rapport des capacités d’import d’un pays sur ses capacités de production installées.
En effet, si la France a déjà dépassé ce cap avec 11 % de taux d’interconnexion, de même que l’Allemagne (11%), certaines zones restent encore des péninsules électriques en Europe. C’est le cas de l’Espagne notamment (4%), ainsi que le Royaume-Uni et l’Italie dans une moindre mesure. Au niveau européen, environ 46,6 GW de capacités seraient à installer dans les cinq prochaines années, afin de rattraper le retard et anticiper l’évolution des mix électriques à moyen terme d’après l’ENTSO‑E[v].
Au niveau français, le gestionnaire du réseau de transport français, RTE, travaille en partenariat avec ses homologues des pays voisins sur plusieurs projets de nouvelles interconnexions. Entre la France et la Grande-Bretagne, un projet de ligne à courant continu de 1000 MW entre Peuplingues (Pas-de-Calais), et Folkestone (UK) via le tunnel de la Manche est en cours de construction pour une mise en service prévue pour 2020. Un second projet de raccordement de 1000 MW (IFA2) entre ces deux pays est également étudié par RTE et National Grid. D’autres lignes d’interconnexion sont également en cours d’études avec l’Italie, l’Espagne et même l’Irlande
Au niveau européen, de nombreux projets de nouvelles lignes sont envisagés ou en cours de réalisation. Le coût du financement demeure néanmoins l’un des freins majeurs au déploiement de telles constructions, qui se chiffrent en centaines de millions d’euros et présentent parfois une rentabilité à long terme incertaine.
Afin de prioriser les projets les plus importants pour la collectivité, la Commission européenne subventionne une partie de ces chantiers dans des procédures bisannuelles appelées PCI (Projects of Common Interest). Différents critères sont retenus, notamment l’intérêt économique pour le plus grand nombre de citoyens ou l’empreinte carbone à long terme. Afin d’être subventionnée, une nouvelle infrastructure doit présenter un réel intérêt pour l’intégration du marché de l’électricité, et augmenter significativement les échanges commerciaux.
Bien que progressive, l’interconnexion des pays européens est donc en bonne voie. Cependant, la CRE a récemment proposé de revoir la réflexion autour l’objectif souvent évoqué des 10%. Compte tenu des évolutions des parcs de production installés, des spécificités de chaque pays et des situations géographiques, le régulateur français propose[vi] de prendre en compte plusieurs indicateurs dans la définition de l’objectif de chaque pays, comme par exemple la pointe de consommation réelle ou la production maximale observée. Ces dispositions permettraient de moduler la valeur des capacités de production selon l’intermittence des énergies renouvelables fatales. De plus, les complémentarités entre les pays devraient être prises en comptes. L’objectif est d’éviter de financer des capacités de transport surdimensionnées et d’engendrer des surcoûts importants pour les consommateurs.
L’augmentation structurelle des parcs de production d’énergie renouvelable, essentiellement due aux filières solaire et éolienne, présente également deux autres effets principaux sur les échanges transfrontaliers.
Tout d’abord, lors des pics de production d’énergie renouvelable fatale, le déséquilibre entre production et consommation a tendance à se creuser entre les marchés. C’est une conséquence de la disparité géographique de la production issue des énergies intermittentes au niveau européen. Cette hétérogénéité reflète les choix de mix électriques nationaux, mais également les différences météorologiques, comme l’ensoleillement ou l’exposition au vent, intrinsèques aux territoires. Malgré un effet de foisonnement géographique important, des flux régionaux se créent et augmentent mécaniquement la volatilité des prix de marché et l’utilisation des interconnexions, généralement saturées entre les zones de production excédentaires et celles où la demande est importante. À capacités d’interconnexion égales, plus les énergies renouvelables se développeront de manière déséquilibrée entre les pays, plus les différentiels de prix constatés seront importants, allant à l’encontre de l’intérêt économique du marché commun.
L’exemple des interconnexions entre la France et Allemagne illustre bien cela. Les prix allemands étant en moyenne inférieurs aux prix français en 2015, l’interconnexion moyenne a été majoritairement saturée à l’import (62,3 % des heures de l’année), peu à l’export (24,4 % de saturation), et les prix ont été égaux pendant 28 % des heures.
Outre l’effet de déséquilibre entre offre et demande dû à la production des EnR, la rentabilité des lignes elle-même est affectée par l’apparition de pics de production d’énergie renouvelable fatale. En effet, la rente de congestion, qui représente le surplus économique maximum apporté aux acteurs marché par la présence d’une ligne d’interconnexion donnée, est en partie est réinvestie dans de nouveaux projets d’interconnexions via les revenus issus de la mise aux enchères des capacités. Or cette rente est directement liée au différentiel de prix entre les deux pays et à la quantité d’énergie qui transite à la frontière : plus l’écart de prix est grand, et plus les revenus sont importants. À l’inverse, plus la capacité disponible utilisée est importante et plus l’écart de prix se réduit.
C’est ce double effet permet de trouver le point d’équilibre de rentabilité d’un projet d’interconnexion. Puisque ces ouvrages ont des coûts d’investissement élevés, les lignes sont dimensionnées avec des capacités inférieures au flux maximum potentiel : il en résulte un manque à gagner pour la collectivité appelé coût de congestion.
Ainsi l’intégration des EnR a un double effet : l’étirement des différentiels de prix et la modification (à la hausse ou à la baisse) de la rente de congestion. L’impact sur la collectivité va dans les deux sens : une trop forte intégration des EnR sans augmentation des capacités d’interconnexion engendrerait des surcoûts de congestion causés par les saturations des interconnexions, qui ne parviendraient pas à évacuer la production. À l’inverse, un développement trop important des capacités d’interconnexion aurait un coût considérable en termes d’investissement et la rente de congestion supplémentaire sera trop faible pour couvrir les coûts d’investissement. Le grand défi européen consiste donc à développer les projets conjointement et à planifier les capacités d’interconnexion en parallèle de la pénétration des EnR dans les mix électriques nationaux.
Au-delà les incertitudes liées à la rentabilité et au financement, d’autres freins au déploiement des projets d’interconnexions existent, notamment l’acceptabilité par le public (les lignes hautes tensions sont des ouvrages mobilisant du foncier, et occasionnant des nuisances aux populations proches lors de la construction), mais également les délais administratifs lors de l’obtention des autorisations nécessaires à la construction des lignes. Ces deux verrous, pouvant occasionner d’importants retards, sont d’autant plus à prendre en compte sur des projets transfrontaliers qui nécessitent une véritable coopération de la part des acteurs privés et publics entre les pays concernés.