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Entretien avec Kristell Guizouarn sur l’avenir de la filière biodiesel

Sia Partners a rencontré Kristell Guizouarn, présidente d’Esterifrance, syndicat français des producteurs de biodiesel. Elle nous éclaire sur les enjeux à venir pour la filière biodiesel aux niveaux français et européen.

Pouvez-vous nous expliquer le rôle d’Esterifrance ?

Esterifrance est le syndicat français des producteurs de biodiesel de type Ester Méthylique d’Acide Gras d’huile végétale, de graisse animale ou d’huile usagée[i]. Il est composé des sociétés Saipol (filiale du Groupe Avril), Centre Ouest Céréales, Ineos, SARP Industries (Véolia), Nord-Ester et SCA Pétrole et Dérivés (Intermarché). Son rôle est de défendre les intérêts des producteurs nationaux, à la fois sur les questions politiques, fiscales, réglementaires et techniques.

Quels sont les principales demandes d’Esterifrance à l’heure actuelle ?

Au niveau français, l’une de nos principales demandes porte sur l’élargissement de l’incorporation obligatoire de biodiesel au gazole non routier[ii] dans la loi de finance 2016. C’est une alternative importante pour permettre le développement d’un nouveau débouché et maintenir la production nationale, alors que la défiscalisation[iii] prend fin et que nous sommes sur un marché international sans aucune protection.

Nous attendons aussi des propositions de l’Etat dans le cadre de la définition de la trajectoire de la loi de programmation pluriannuelle de l’énergie. Il est essentiel pour nous d’avoir une stabilité réglementaire et une visibilité sur plusieurs années.

Au niveau européen, les normes sur le gazole font débat. Notre préoccupation porte notamment sur la norme B10, soit 10 % de biodiesel autorisé dans le gazole, que nous souhaiterions voir adoptée comme grade standard en Europe à partir de 2020. Nous parlons bien entendu de laisser la possibilité d’aller jusqu’à 10 %, pas de l’imposer.

Il y a quelques années, la norme gazole autorisait jusqu’à 5 % de biodiesel. Puis en 2006, le Comité Européen de Normalisation a eu un mandat pour établir une norme à 10 %. Mais certains pétroliers et constructeurs automobiles européens, avançant des contraintes techniques, n’ont pas souhaité qu’il soit possible d’incorporer 10 % de biocarburant dans le gazole. Depuis, la norme n’a toujours pas vu le jour. De notre côté, la France s’est finalement dotée d’une norme nationale à 8 % depuis le 1er janvier 2015, contre l’avis du syndicat européen des constructeurs qui prétextait qu’il ne fallait pas dépasser les 7 % du standard européen actuel.

En réalité, la France et l’Europe ont bien validé un objectif de 10 % depuis 2007. Le problème de fond est stratégique et politique : certains constructeurs ont investi depuis le début en considérant qu’un objectif de 10 % de biodiesel dans le gazole serait atteint, alors que d’autres l’ont fait en pensant qu’un tel objectif ne serait jamais atteint. Il faut noter également que le fait de bloquer la norme permet de favoriser le lancement de l’HVO[iv] qui n’entre pas en compte dans les limites de cette norme.

Nous espérons aussi que la question de l’ILUC (le CASI ou Changement d’Affectation des Sols Indirect en français) pourra être traitée, au niveau européen, plus sereinement et sur la base des dernières études scientifiques internationales et dans une démarche de transparence. Ce qui a été fait aux Etats-Unis avec le CARB (California’s Air Resources Board)[v] montre que cela est tout à fait possible, et que le sujet peut être abordé de façon constructive.

Enfin, il y a également un véritable enjeu pour les filières à rétablir l’image des biocarburants en tant qu’énergie renouvelable produite dans des conditions durables.

Quels sont les intérêts de l’Etat dans le développement de la filière biodiesel ?

Son principal intérêt est d’assurer un débouché aux producteurs de colza français et, par là même, une production de tourteaux suffisante pour l’alimentation animale. Il s’agit aussi de maintenir la France parmi les leaders du biodiesel dans un contexte de baisse constante de la production, malgré le haut potentiel, et de concurrences multiples voire parfois déloyales comme l’ont montré les exemples argentins et indonésiens[vi]. Malheureusement, certaines décisions ont été prises au détriment de la filière nationale, comme l’instauration en 2010 d’un double comptage sur les esters méthyliques de graisse animale alors qu’il n’y avait, à cette époque, pas de producteurs sur le territoire français. Les distributeurs pétroliers ont donc importé de l’ester de graisse animale ou d’huiles usagées sous forme de produit fini, sans valeur ajoutée pour le pays. Aujourd’hui, une production nationale est en place, elle est toutefois confrontée à des importations dans certains cas frauduleuses. D’où la nécessité de défendre le principe d’une traçabilité accrue de ces produits.

Les biocarburants permettent également de développer une énergie renouvelable autochtone sur le territoire français. Le biodiesel est un moyen simple et peu coûteux, en raison de la fin de la défiscalisation, d’atteindre les objectifs communautaires de 10 % d’énergie renouvelable dans les transports en 2020. Enfin, la production de biodiesel permet à la France d’économiser 1 Md€ sur les importations massives de gazole aujourd’hui et 500 M€ sur celles de tourteaux de soja (pour l’alimentation animale) grâce aux tourteaux de colza produits localement.

Comment voyez-vous l'avenir pour la filière biodiesel après 2020 ?

Avec les gains d’efficacité des moteurs et la baisse du trafic des poids lourds, nous nous attendons à une baisse de la consommation de gazole en France. Pour continuer à assurer des débouchés suffisants aux agriculteurs, il faudrait augmenter la proportion de biocarburant incorporée, ce qui n’implique pas pour autant d’en augmenter le volume total.

Il n’y aura peut-être pas d’objectif de taux d’incorporation obligatoire dans les transports pour l’après-2020. Mais même sans cet objectif spécifique, le secteur du transport restera l’un des moyens les plus simples pour les Etats-membres d’atteindre l’objectif global qui leur sera fixé. Du côté français, les signaux sont plutôt positifs, car la loi de transition énergétique prévoit un objectif de 15% d’ENR dans les transports en 2030. Donc même si le cadre communautaire n’est pas contraignant, le cadre français l’est. Un des grands sujets au-delà de 2020 est le maintien ou non du plafond de 7 % pour les biocarburants de première génération. Il pourrait s’exprimer différemment, en suivant l’idée d’une limitation des volumes tout en conservant le niveau de production. Pour nous, l’enjeu est donc bien de démontrer que le biodiesel produit en France et en Europe a fait de grands progrès en termes de durabilité et de bilan d’émission gaz à effet de serre.

Comment réalise-t-il ces progrès ?

Une démarche de progrès Colza-Diester a été mise en place en 2007 par les différents acteurs de la filière en France, des agriculteurs aux industriels. Esterifrance anime la démarche, et Terres Inovia, l’institut technique de la filière, réalise des bilans de gaz à effet de serre.

Pour la phase agricole, qui représente les ¾ des émissions, le bilan est réalisé depuis le travail du sol jusqu’à la livraison de la graine. Pour la phase industrielle, cela va de la transformation à la distribution du biodiesel, en incluant le transport. 18 000 bilans sont réalisés chaque année sur des parcelles agricoles à partir des données transmises par les coopératives et négoces.

La mise en place de plans d’action et la vérification de leur application font aussi partie de nos missions. Pour la COP 21, nous avons lancé un calculateur en ligne de bilan de gaz à effet de serre à destination des agriculteurs, pour qu’ils puissent comprendre leurs émissions de carbone et mieux les maîtriser[vii].

Le biodiesel parvient-il à respecter les obligations européennes en matière de durabilité ?

La démarche de progrès Colza-Diester nous permet d’atteindre plus de 50 % de réduction des émissions de gaz à effet de serre par rapport au gazole selon la méthodologie reconnue par la Commission européenne. Cela correspond aux critères de durabilité actuels du colza (35 %) et anticipe même ceux de 2017 (50 %).

Par ailleurs, tous les maillons de la chaîne respectent le Schéma Volontaire de durabilité 2BSvs. C’est une certification validée par un audit annuel et le respect d’une méthodologie reconnue par la Commission européenne. La loi française et la directive européenne l’imposent pour avoir le droit de livrer un biodiesel comptabilisable au titre des objectifs.

Où en sont les futures générations ?

Le seul vrai projet de deuxième génération de biodiesel est le pilote BioTfuel (180 M€) lancé en 2010, et dont les démonstrateurs fonctionneront à partir de 2017. Il expérimente un procédé de thermochimie à partir de lignocellulose : bois, paille et résidus de cultures. Il s’agit non seulement d’étudier les aspects technologiques et économiques du procédé, mais aussi d’évaluer des options pour structurer une filière qui n’est pas prête à l’heure actuelle.

En ce qui concerne la troisième génération, il faut que les micro-algues aient un bon rendement d’huile, puissent résister à des conditions industrielles, et il faut pouvoir les nourrir. Les résultats sont très bons en laboratoire, mais nous sommes très loin de l’échelle industrielle et les coûts de production paraissent énormes. C’est donc plutôt la qualité de l’huile qui est recherchée pour d’autres applications, pas forcément des volumes importants. Je ne vois pas à ce stade de projet sérieux et crédible d’unité de production industrielle de biodiesel (50 000-100 000 t minimum).

La chimie verte et le secteur aérien représentent-ils des débouchés prometteurs ?

Selon moi, il y a un très gros potentiel de développement sur la chimie verte avec le développement de la glycérine végétale dont la France est le premier producteur mondial. Alors qu’elle n’existait pas en 2005, de nombreux chimistes ont innové pour remplacer un certain nombre de molécules fossiles par des molécules biosourcées à partir de glycérine. Ils ont profité du fait qu’elle soit produite toute l’année à un volume régulier, environ 10 % de la production de biodiesel – soit 200 kt/an, pour en faire une matière première d’avenir et durable. Solvay produit, par exemple, de l’épichlorhydrine[viii] à partir de glycérine végétale. Le potentiel de développement et d’innovation dans ce secteur est extraordinaire.

Pour que le biodiesel soit consommé dans l’aérien, les obligations doivent être internationales, ou au moins européennes, et avec des spécifications drastiques (l’ester méthylique d’acide gras n’étant pas adapté à cet usage). Il faudra du temps avant qu’il soit accepté dans un moteur d’avion.

Que répondez-vous aux détracteurs de la filière biocarburant ?

La culture du colza est très bénéfique pour l’Europe, car elle nous évite d’importer des quantités significatives de tourteaux de soja en fournissant les protéines végétales dont nous avons besoin en Europe. De plus, la consommation alimentaire de l’huile issue de la graine de colza étant légèrement décroissante, le biodiesel représente le débouché alternatif le plus intéressant. Ensuite, même si dans certains pays la filière biocarburant évolue trop rapidement, sans concertation et sans préoccupation vis-à-vis de la biomasse associée, elle travaille très bien au niveau français car elle s’est développée très progressivement et de façon structurée. Enfin, nous voulons faire connaître les efforts qui sont faits par les agriculteurs et les industriels dans le cadre de la transition énergétique. Pour assurer la pérennité de la filière biodiesel en France, il faut réconcilier les opinions et démontrer que nous sommes durables.

Maximilien d'Andigné, Charles Gérard

Présentation de Kristell Guizouarn

Kristell Guizouarn, 33 ans, nous répond au nom d’Esterifrance. Elle est, par ailleurs, directrice du Développement durable pour le groupe Avril.


Sources et Notes :

[i] Les EMAG regroupent les esters méthyliques d’huile végétale, de graisse animale et d’huiles usagées. C’est le produit de la transformation des huiles (principalement colza et tournesol en France) qui est incorporé dans le gazole, et qui est généralement nommé biodiesel de « première génération ». Le taux d’incorporation obligatoire de 7,7 % en France porte sur les EMAG.

[ii] Le gazole non routier est le gazole à l’usage des engins non routiers tels que les tracteurs, les engins de chantier et les bateaux de plaisance (hors navigation en mer). Etendre l’obligation d’incorporation de biodiesel au GNR permettrait d’augmenter l’assiette de consommation cible.

[iii] La défiscalisation partielle des biocarburants prend fin au 1er janvier 2016. Cet avantage fiscal sur la TICPE (Taxe Intérieure de Consommation sur les Produits Energétiques)  avait été instauré en 2005 pour encourager le développement de la filière.

[iv] HVO = Hydrotreated Vegetable Oil. C’est un procédé d’hydrotraitement des huiles qui permet d’obtenir un biocarburant aux propriétés similaires à celles du gazole. Il est également considéré comme biocarburant de première génération (appelé 1,5 G parfois) puisque produit à partir d’huile végétale, mais son incorporation n’est pas limitée par la norme européenne.

[v] Le California Air Resources Board (Agence pour la qualité de l’air de Californie) a adopté une norme prenant en compte l’ensemble du cycle de vie des carburants et modélisant le CASI. Selon cette norme, le biodiesel offre la meilleure efficacité carbone par rapport aux autres carburants liquides.

[vi] L’Argentine et l’Indonésie ont été accusées par l’Europe de « Dumping » sur la vente de biocarburants.

[vii] www.progrescolzadiester.fr

[viii] L’épichlorhydrine trouve ses principales applications dans l’automobile et l’aéronautique avec la fabrication de la résine époxy.