Aller au contenu principal

L'eSport, nouveau champion de la croissance ?

Alors que Manuel Valls souhaite développer leur pratique, et si les jeux vidéo devenaient le sport de demain ?

L’eSport désigne la pratique, individuelle ou en équipe, d’un jeu vidéo en ligne dans le cadre de compétitions pouvant être diffusées sur internet. Si le mot « sport » peut sembler paradoxal, cette pratique est considérée comme un sport intellectuel, au même titre que le billard, dans lequel s’expriment des qualités de vitesse d’exécution, de coordination main-œil, de résistance au stress, … le tout dans le cadre de compétitions réglementées.

Avec une croissance de plus de 40% chaque année, le marché du eSport devrait générer 463 millions de dollars cette année et plus de 1 milliard en 20191et ne cesse d’attirer de nouveaux investisseurs. Une chaîne de valeur proche des sports « classiques » s’est d’ailleurs mise en place avec des acteurs puissants et des flux de revenus sommes toutes relativement classiques : publicité, sponsoring, droits de diffusion, paris en ligne, vente de tickets, …

L’eSport n’est pas non plus en reste en termes de communauté d’afficionados. Cependant, cette base de fans de plus en plus large reste à rentabiliser : en effet en 2014, alors qu’un amateur d’eSport rapportait en moyenne 2,2$ par an, la moyenne des autres sports était de 54$1. Une marge de progression bien réelle, qui pousse tous les acteurs de la chaîne à chercher des sources de croissance potentielles.

Depuis quelques années, le marché du eSport s’organise autour d’une chaîne de valeur complète et solide

Les premiers acteurs du marché du eSport sont les « producteurs », c’est-à-dire ceux qui génèrent le contenu. Ils regroupent d’un côté les joueurs, professionnels ou non, qui s’organisent en équipes et s’affrontent tout au long de l’année dans le cadre de ligues, championnats et tournois (Major League Gaming, Electronic Sport World Cup, Evolution Championship Series). De l’autre, les organisateurs qui s’occupent des grands événements « live » qui ponctuent la saison, pour lesquels ils assurent les domaines réglementaire et logistique afin d’assurer la bonne tenue des compétitions. 

Les producteurs distribuent leur contenu par le biais des diffuseurs, et notamment les plateformes qui diffusent un flux continu de contenu sur Internet. Celles-ci diffusent les matchs soit en direct pour les plateformes de streaming, avec en chef de file, Twitch rachetée en 2014 par Amazon pour 970 millions de dollars2, ou en replay pour les plateformes de partage de vidéos type YouTube. Mais la télévision n’est pas en reste : de plus en plus de chaînes achètent les droits de diffusion des grands événements d’eSport, à l’instar d’ESPN, grande chaîne de sport américaine, qui couvre les finales des championnats mondiaux et a même ouvert une rubrique en ligne dédiée avec le recrutement de journalistes spécialistes3. En France, l’Equipe21 a pris les devants en diffusant la finale de la Coupe du monde ESCW FIFA 16 en 2015.

Derrière leurs écrans, les consommateurs sont donc les spectateurs qui regardent les matchs le plus souvent gratuitement, en streaming ou en replay. Ils peuvent aussi assister à des événements ou compétitions payants. La Corée du Sud détient la plus large audience d’eSport, devenu le second sport le plus regardé derrière le baseball.

Enfin, Les marques/annonceurs se positionnent sur le secteur de deux manières : via le sponsoring ou via l’achat d’espaces publicitaires. Elles investiront cette année 325 millions de dollars (70% de l’ensemble des revenus du eSport), répartis entre 128 millions pour le sponsoring et 197 millions pour la publicité4. Présence sur les supports de communication, fourniture de matériel, et même naming d’équipes, à l’instar de Samsung, les marques, en grande majorité américaines, se positionnent ainsi pour assurer une présence continue et accéder à une vitrine de choix.

Cet éco-système est pourtant encore peu exploité, et plusieurs leviers de croissance peuvent être envisagés

Tout d’abord, il s’agirait de monétiser le contenu, dont la majorité est aujourd’hui accessible gratuitement. En effet, les plateformes de streaming proposent très peu d’offres payantes et encore moins d’offres Premium ou Freemium. On pourrait donc imaginer un système d’abonnement payant, qui donnerait droit à des services supplémentaires tels que l’accès à des contenus exclusifs, l’invitation à des événements restreints, la participation à des forums/chat réservés et en lien avec les joueurs ou l’accès à une boutique de produits dérivés. La plateforme Twitch a d’ailleurs pris l’initiative en proposant une inscription payante ($4,99/mois) qui offre notamment la possibilité d’échanger plus facilement avec les joueurs ou encore des publicités moins nombreuses. Autre possibilité, les diffuseurs pourraient proposer des retransmissions à la carte, comme pour le hockey sur glace aux USA par exemple. Les consommateurs pourraient bénéficier d’un accès en streaming à un seul match en direct (comme BeIN Sports pour le football par exemple), ou bien à plusieurs matchs regroupés dans un évènement (comme cela se fait aux Etats-Unis avec certains sports de combat comme l’UFC). Enfin, certains sports dits « intellectuels » tels que le poker ou le billard sont retransmis sur des chaînes de télévision, gratuites ou payantes. Pourquoi ne pas imaginer BeIn Sports ou Eurosport renforcer leur offre de contenu avec une partie eSport, ou même une chaine propre dédiée au eSport, comme The Poker Channel au Royaume-Uni ?

Une fois le contenu valorisé, le secteur doit aussi réussir à monétiser son audience. Celle-ci, estimée à 226 millions de personnes en 2015, et à 345 millions en 20191, est majoritairement issue de la génération Y, cible privilégiée des grandes entreprises mais difficile à séduire et à capter. L’eSport représente ainsi une clé d’accès à ce segment, d’autant que les espaces publicitaires sur les plateformes de streaming comme Twitch sont (encore) peu couteux. En effet, alors que le CPM (Coût Par Mille spectateurs) de YouTube était de 7,60$ en 20145, il est de moins de 3$ sur Twitch. Ce chiffre pourrait être amené à progresser suite au recrutement par la plateforme de personnel spécialisé dans la programmatique travaillant avec la régie publicitaire d’Amazon et la fenêtre d’opportunité pour les marques risque de se refermer rapidement. La monétisation des espaces publicitaires devient donc peu à peu centrale et stratégique pour les diffuseurs, en témoigne le récent procès intenté par Twitch contre les « bots » générateurs de vues fictives sur les vidéos6. La plateforme sait qu’à moins de pouvoir valoriser correctement un contenu, et donc de comptabiliser un nombre de vues, il lui sera d’autant plus difficile de monétiser ses espaces. Pour les annonceurs, outre l’occasion d’accéder à une cible généralement difficile à atteindre, le tout pour l’instant à moindre coût, s’associer à l’univers vidéo-ludique est aussi une opportunité de développer des relations sur les réseaux sociaux avec une cible très digitale, projetant ainsi une image plus moderne, plus jeune, plus « geek ». C’est le cas de Coca-Cola, associée à Riot Games, mais aussi d’American Express, devenu il y a deux ans un sponsor officiel de League Of Legends, jeu phare des compétitions d’eSport, et qui propose des cartes de crédit à l’effigie de personnages du jeu. Ian Swanson, l’ancien vice-président en charge de la croissance de l’entreprise, mettait en avant l’enjeu associé à la conquête de cette cible, très impliquée dans ses relations avec les marques et qu’il pressent capable de remplir des stades à l’occasion des plus grands événements.

Enfin, face à des acteurs positionnés en silo, des rapprochements sur la chaine de valeur permettraient de baisser les coûts, notamment par le biais de synergies entre producteurs et diffuseurs de contenu. Pour l’heure, les rapprochements se font davantage entre les marques et les producteurs (par exemple, Samsung et ses joueurs ou Intel et son propre championnat, les Intel Extreme Masters) et dans une moindre mesure entre les marques et les diffuseurs (comme Dr Pepper, à l’origine de l’émission Ultimate Gaming House). La logique semble cependant être davantage marketing qu’économique. Mais une véritable logique de synergies pourrait être derrière l’OPA de Vivendi sur Gameloft et Ubisoft. Le groupe étant en effet déjà positionné sur la diffusion avec la plateforme Dailymotion Games (streaming d’eSport depuis début 2015), il serait ainsi à même de se positionner sur la partie production de contenu en acquérant un acteur des jeux vidéos. A la clé, une réduction de ses coûts de diffusion mais aussi une opportunité de capitaliser sur les données recueillies par la plateforme pour nourrir sa production de contenus.

 

Le marché du eSport a donc encore de nombreux leviers à activer. Pour autant en France, un flou juridique entoure la pratique et freine son développement, alors même que l’industrie du jeu vidéo est la deuxième industrie de loisirs avec de grands acteurs mondiaux comme Ubisoft. La question est cependant à l’étude, avec le mandat par Manuel Valls du député UDI des Alpes-Maritimes Rudy Salles et du sénateur PS de Saône-et-Loire Jérôme Durain pour définir un cadre réglementaire. Au-delà de la reconnaissance légale, c’est bien toute une économie qui est à portée de main. L’avenir nous dira si la France arrivera dans les temps.