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Quelle organisation de la sûreté en environnement régulé ?

La fusillade à bord d’un Thalys assurant la liaison Amsterdam – Paris, ainsi que le constat que des terroristes en fuite transitent dans les infrastructures ferroviaires européennes, ont mis sous les projecteurs les dispositifs de sûreté et de sûreté dans les gares et à bord des trains.

Rien, à court terme, ne semble pouvoir éviter une récidive.

Les infrastructures actuelles des gares ferroviaires ne permettent pas un contrôle aussi précis que dans les aéroports : les espaces sont ouverts, étroits et souvent sous dimensionnés par rapport au trafic. La présence des agents de sûreté à bord des trains est un véritable facteur clé de succès pour maîtriser le risque encouru.

A l’heure où les marchés européens sont en pleine libéralisation, l’organisation de la sûreté ferroviaire fait débat. L’état doit-il en avoir la responsabilité et y dédier des forces de police spécifiques ? Au contraire, la sûreté doit-elle être laissée aux soins des opérateurs ?

Répondant à cette interrogation, les autorités françaises ont publié en juillet 2015 un décret relatif aux prestations de sûreté fournies par le service dédié de la SNCF : la SUGE (Surveillance Générale). De fait, dans le cadre de la réforme ferroviaire et de l’ouverture du marché ferroviaire français, la SUGE pourra proposer ses prestations à SNCF Réseau et SNCF Mobilités, mais également à l'ensemble des autres entreprises ferroviaires utilisatrices du réseau ferré national (Thalys, Thello, Lyria..). Dans le cadre de l’ouverture du marché ferroviaire français, comment les missions de Sûreté vont-elles s’organiser au niveau transnational ? De manière générale, quels sont les impacts de l’ouverture du marché sur les opérateurs de sûreté ? La France, pour laquelle la libéralisation du marché ferroviaire débutera en 2020 pour ses lignes TGV, doit rapidement élaborer une stratégie.

I/ Les différents modèles organisationnels des opérateurs de sûreté et l’influence du niveau de libéralisation du marché ferroviaire

L’organisation des dispositifs de sûreté varie en fonction des pays. Ils peuvent être organisés par les forces de police, par l’opérateur historique et majoritaire sur le réseau national ou par une organisation commune. Le rattachement des équipes de sûreté est fonction de plusieurs paramètres : l’état de séparation organisationnelle entre le gestionnaire d’infrastructure et les opérateurs ferroviaires, le degré d’ouverture du marché national à la concurrence et le rattachement historique des équipes de sûreté.

Dans le cas d’un rattachement à l’opérateur historique, les pouvoirs des agents chargés de la sûreté ferroviaire sont généralement élargis par rapport à d’autres agents de sécurité privés. Par exemple, ils peuvent avoir le droit d’effectuer des missions en civil, d’être autorisés à porter une arme, ou de verbaliser un client…  Les avantages d’un tel rattachement sont légitimes.

En tout premier lieu c’est son savoir-faire qui lui confère une plus-value. Au fil des années, l’organisation a développé une connaissance unique dans le domaine ferroviaire, tant au niveau des compétences sectorielles qu’au niveau de l’adaptation des techniques de sûreté au monde spécifique du ferroviaire.

Cette connaissance provient d’une part de la proximité des agents de sûreté avec les autres agents de l’opérateur ferroviaire : le rattachement à la même entreprise contribue à faciliter les liens entre agents commerciaux et agents de sûreté. D’autre part, une telle organisation fait bénéficier la Sûreté d’une place privilégiée pour coordonner ses actions avec les autres activités du groupe ferroviaire. Elle peut ainsi répondre au mieux à chacun de leurs besoins et bénéficier du retour d’expérience de l’ensemble des entités du groupe.

Enfin, les moyens nécessaires à la lutte contre une forme de délinquance plus mobile et plus rapide nécessitent une implication plus importante des opérateurs ferroviaires et un accroissement des effectifs de sûreté. Dès lors, l’hypothèse de vouloir se passer d’une sûreté organisée par l’opérateur ferroviaire repose sur des effectifs de police ferroviaire renforcés. L’état actuel des finances publiques des pays européens complique un tel scénario.

Néanmoins, bien qu’historiquement légitime, ce modèle est de plus en plus contradictoire avec l’ouverture du marché ferroviaire appuyée par l’Union Européenne. Un autre opérateur que l’opérateur historique ne jugerait-il pas plus pertinent de se tourner vers un opérateur de sûreté indépendant, notamment dans une optique d’accélérer l’ouverture du marché et de « casser » le monopole ? Certains pays européens ont alors fait le choix de spécialiser une section de leurs forces de police. C’est dans ce contexte qu’à partir de 2004, les autorités belges ont transféré une partie des forces de police ferroviaire de SNCB Holding vers le Service National de Police Ferroviaire Belge.

Figure 1 : Comparaison des modèles de sûreté ferroviaire et du niveau de libéralisation

Le gouvernement britannique a, lui, effectué ce transfert il y a bien longtemps (en 1949) avec la mise en place de la British Transport Police.  Cette force de police garde une certaine singularité dans son organisation puisqu’elle est financée à 95% par les opérateurs ferroviaires. Ses agents interviennent sur tous types de trains et profitent d’une coordination entre les opérateurs.

Nous pouvons observer que l’opérateur historique est davantage responsable de la sûreté ferroviaire sur un marché non libéralisé ou dont la libéralisation est en cours (figure 1).

Une fois que l’ensemble de ces marchés européens seront libéralisés, qu’adviendra-t-il de l’organisation de la sûreté ? Une sûreté organisée par un acteur historique nettement concurrencé est-elle légitime ?

Dans certains marchés, le contexte est un peu plus complexe puisque l’opérateur ferroviaire historique est le même que le gestionnaire d’infrastructure (cas de la France, de la Belgique, de la Pologne,…). Dans le cas de la France, le service de sûreté (la SUGE) est alors directement rattaché à la société mère, encadrant l’opérateur ferroviaire et le gestionnaire d’infrastructure. Cette nouvelle organisation est la confirmation que l’ouverture à la concurrence du marché national n’est pas synonyme d’une stricte séparation des compétences. Plus que le rattachement organisationnel, c’est l’assurance d’une indépendance totale dans les prestations réalisées qui importe (un traitement équitable entre les différents acteurs). En rattachant l’organisation de la sûreté à la société mère (regroupant l’opérateur ferroviaire et le gestionnaire d’infrastructure), cette dernière possède plus de légitimité à intervenir pour les autres opérateurs. En restant intégrée au groupe, la sûreté conserve une place privilégiée pour coordonner ses actions avec les autres entités du groupe.

Figure 2 : Positionnement de la SUGE dans le nouvel organigramme de la SNCF

Le gouvernement français a par ailleurs confirmé ce positionnement dans un décret publié en juillet 2015. Ce décret autorise les agents de sûreté de la SNCF (la SUGE) à intervenir sur l’ensemble des entreprises ferroviaires utilisatrices du réseau ferré national. Les prestations autorisées sont également précisées : la sûreté des voyageurs et la sauvegarde de leurs biens, l’assistance aux agents de l’entreprise ferroviaire, la protection du patrimoine appartenant ou utilisé par l’entreprise ferroviaire, la surveillance et la sécurisation des marchandises, la prévention des actes d’incivilité et de délinquance Le renforcement des droits de la SUGE pose la question des impacts de l’ouverture du marché ferroviaire sur les organisations de sûreté et leur capacité d’adaptation à un environnement plus concurrentiel.

Figure 3 : Avantages et inconvénients des modèles organisationnels des opérateurs de sûreté

II/ Les impacts de l’ouverture du marché sur les opérateurs de sûreté

Un des premiers impacts de l’ouverture du marché pour un opérateur de Sûreté est l’impératif d’une plus forte transparence dans l’offre tarifaire. Alors que la tarification de prestations réalisées entre filiales d’un même groupe peut se révéler obscure, l’arrivée de nouveaux opérateurs de transport pour lesquels prester impose d’intégrer plus de transparence dans la tarification des prestations proposées.

En France, l’ARAFER impose désormais à la Sûreté de formaliser les prestations et les tarifs associés dans un document de référence, qui sera soumis à son contrôle et à sa validation pour assurer une équité totale entre les différents opérateurs.

L’enjeu de compétitivité est grand pour tout opérateur de sûreté dont le marché s’ouvre à la concurrence : les entreprises ferroviaires pourraient préférer passer par des opérateurs de sécurité privées notamment pour une question de coût. Ainsi, la fonction commerciale, voire marketing, au sein de ces opérateurs devient majeure car il devient impératif de se démarquer pour optimiser la vente de prestations de sûreté.

Les opérateurs de sûreté soumis à l’ouverture du marché pourraient également être contraints de répondre à certains niveaux de certification imposés par des autorités régulatrices ou par des acteurs du marché. Les Autorités Organisatrices des Transport (AOT) n’intègrent pas encore complètement, dans la convention ou dans la Délégation de Service Public (DSP), d’objectifs ou d’indicateurs précis sur la sûreté. Néanmoins, la réforme ferroviaire induit désormais plus de transparence et donc une nécessité de rendre compte d’un niveau de service.

Par exemple, les AOT devront davantage mesurer la perception qu'ont les voyageurs de leurs conditions de déplacement. Si certains niveaux de service sont d’ores et déjà mesurés comme la régularité, l’accessibilité aux personnes handicapées, la propreté, l’information mise à disposition des voyageurs, c’est moins le cas pour la perception de la sûreté, ou le sentiment d’insécurité.

Par ailleurs, la possibilité de proposer des prestations à d’autres entreprises ferroviaires (EF) impacte l’organisation de l’opérateur de sûreté. Un défi majeur est d’assurer que les process d’intervention restent opérationnels et cohérents en cas de prestation de l’opérateur pour un client externe (EF tiers) ou dans le cas d’une cohabitation avec un opérateur de sûreté privé.

Un exemple serait le cas d’une entreprise ferroviaire entrant sur un marché et souhaitant faire appel à la fois à l’organisme de sûreté de l’entreprise ferroviaire historique et à un organisme privé de sûreté. Comment se déroule concrètement l’intervention d’un usager à bord des trains ? Comment la demande d’intervention est gérée en central ? Quelles modalités de fonctionnement, de communication entre les deux organismes de sûreté ? Une des conséquences serait l’évolution du rôle et de la composition du poste central de gestion des appels sûreté : ce poste central pourrait intégrer des agents de contrôle des organismes privés pour garantir une communication sans faille entre le terrain et le poste central.

En France, cette configuration préexiste déjà dans les centres de circulation où des agents SNCF Réseau partagent leurs fonctions avec des agents externes qui veillent à la circulation du matériel des opérateurs externes.

Ainsi c’est en premier lieu le mode de gouvernance du poste central de gestion des alarmes et appels qui devra être réexaminé : l’intégration d’autres opérateurs de sûreté au poste central et la coordination et les relais des ordres avec ces opérateurs sur le terrain sont des défis qui doivent être portés par une refonte des process de gestions des faits sûreté : une procédure de gestion des faits doit dès lors être formalisée et partagée avec les nouveaux opérateurs. L’organisation de sûreté devra également étudier la gestion de l’information dans ce nouveau cadre concurrentiel. L’augmentation des opérateurs de transport et potentiellement des opérateurs de sûreté induit en effet un plus grand nombre d’informations qui transiteront alors que l’exigence de traitement en temps réel des faits reste prégnante, ainsi qu’une gestion de la confidentialité des données entre opérateurs.

Enfin, ces évolutions de modes de gouvernance et de gestion de l’information induisent des évolutions des systèmes d’information (SI) pour l’opérateur de sûreté. Il faut assurer une compatibilité technique des SI avec les autres opérateurs (réception et traitement d’alertes issues de réseaux opérés par d’autres opérateurs, radiolocalisation des matériels roulants gérés par des tiers) ainsi qu’une gestion du routage des appels selon l’opérateur de transport associé.

Outre les outils du poste central de gestion des faits sûreté, les outils de suivi de la production et de la facturation des équipes terrain ainsi que les outils d’analyse des faits sûreté devront également s’aligner sur les prérogatives d’un environnement plus concurrentiel.  Dans le cas où l’opérateur de sûreté historique preste pour de nouveaux opérateurs de transport, l’outil de suivi de la production et de facturation devra intégrer de nouvelles fonctionnalités et données référentielles pour délivrer à ces OT des rapports transparents, gages d’équité. Par ailleurs, les nouveaux OT pourraient exiger d’opérer un contrôle sur la saisie des faits dans l’outil d’analyse des faits sûreté (outil de mise en évidence des zones à risques et d’aide à la gestion opérationnelle des équipes sur le terrain). L’opérateur historique devra déterminer s’il met à disposition cet outil à l’ensemble des OT (en saisie ou en visualisation) ou s’il propose des rapports formatés de suivi des faits sûreté sous la forme d’un service gratuit dans le cadre d’une prestation de service.

Ainsi, l’ouverture à la concurrence du marché ferroviaire exige donc pour tout opérateur de sûreté historique une réévaluation de son approche commerciale, de son mode de gouvernance et ses devoirs vis-à-vis des autorités régulatrices.

Figure 4 : Impacts de l'ouverture du marché sur les opérateurs de sûreté

Conclusion

En France, la SUGE devra s’adapter aux transformations du monde ferroviaire, mais surtout convaincre les nouveaux opérateurs. Certes, elle est dotée d’un savoir-faire historique et d’une connaissance sectorielle actuellement inégalée sur le territoire français. Néanmoins, l’arrivée de nouveaux opérateurs posera la question de l’organisation de la sûreté dans ces « nouveaux » trains. Feront-ils appel à l’expertise de la SUGE, créeront-ils leur propre cellule de sûreté, des sociétés, comme celles spécialisées dans la sécurité privée, vont-elles se positionner sur ce nouveau créneau aujourd’hui fermé ?

Pour réussir à les convaincre et à étendre son périmètre d’intervention au-delà du groupe SNCF, la SUGE devra formaliser un catalogue de prestations précis (notamment d’un point de vue tarifaire) tout en acceptant de dimensionner ses équipes en fonction des besoins des autres opérateurs (qui pourront être moins constants que les besoins actuels de l’opérateur SNCF). Cette souplesse posera alors la question du « make or buy » : la SUGE ne pourra que difficilement répondre à toutes les demandes des différents opérateurs avec ses propres équipes. Elle pourrait alors faire appel à des prestataires externes pour compléter ses effectifs, au risque d’ouvrir les portes de son savoir-faire et de sa connaissance de la sûreté ferroviaire.