La reconversion, parent pauvre des politiques d…
L’entreprise libérée, avec sa double promesse de bonheur au travail et de performance, nous interpelle, à l’heure où seulement 13% des employés sont activement engagés dans leur entreprise.
Quelques décennies après les pionniers, les grandes entreprises s’intéressent de près à ce modèle. Effet de mode ou recette miracle ? Pour mieux comprendre l’entreprise libérée, il faut d’abord en démystifier les concepts, quitte à tuer quelques fantasmes. Et ensuite, se lancer ?
D’abord popularisée en France par l’ouvrage d’Isaac GETZ, Liberté & Cie, paru en 2012, la notion d’entreprise libérée, définie comme « une forme organisationnelle dans laquelle les salariés sont totalement libres et responsables dans les actions qu'ils jugent bon — eux et non leur patron — d'entreprendre » (1) a déclenché un véritable buzz médiatique avec la diffusion du documentaire Le Bonheur au Travail sur Arte début 2015. Et cet intérêt ne retombe pas : le modèle organisationnel n’interpelle pas seulement les instances dirigeantes et les cabinets de conseil, il anime aussi les salariés, entre l’enthousiasme naturellement suscité par la promesse de liberté et de bonheur, et la défiance quant à leur application dans l’entreprise.
L’intérêt porté au sujet de l’entreprise libérée témoigne de trois grandes caractéristiques contemporaines du rapport au travail :
Toutefois, l’engouement pour l’entreprise libérée est tempéré par le constat d’une expérimentation encore limitée de ce modèle, mettant en question les conditions de son applicabilité. En effet, seule une poignée d’entreprises, majoritairement de taille intermédiaire, est constamment citée comme référence : FAVI, Chrono Flex, Poult, Gore, Harley Davidson, IMA Tech. Et plus récemment, quand de grands groupes comme Airbus, MAIF, Michelin, Auchan ou Kiabi, s’intéressent aux principes de l’entreprise libérée, c’est l’intention de leur démarche qui a été interrogée : s’agit-il d’une réelle conviction idéologique, ou d’un calcul pour réduire les effectifs du corps managérial et des fonctions support ?
Une appréhension trop rapide des concepts peut conduire à 2 fréquents écueils :
En réalité, la libération de l’entreprise :
L’entreprise libérée pourrait en fait être rebaptisée « entreprise responsabilisée ». C’est un mode de gouvernance et de leadership qui vise à maximiser l’engagement des collaborateurs en créant les conditions favorables à leur auto-détermination dans un intérêt commun.
Ce modèle part du constat des limites des modes de management fondés sur un pouvoir hiérarchique, qui sépare trop hermétiquement la prise de décision (portée par le supérieur hiérarchique), de la compétence (portée par les collaborateurs). A contrario, l’entreprise libérée procède de la logique suivante : « ceux qui font sont ceux qui savent, et ceux qui décident doivent être ceux qui savent ». Dans cette configuration, le manager ne disparait pas, mais son rôle évolue vers un mode de leadership dont le principal objectif est de mobiliser les compétences de « sachants » pour faire émerger la meilleure solution pour l’entreprise.
Quant aux notions de règles et de contrôle, le principe défendu par l’entreprise libérée est que celles-ci sont improductives lorsque leur sens n’est pas pleinement approprié par les collaborateurs. L’entreprise libérée pose donc comme prérequis fondamental la définition claire et partagée d’une vision commune, qui donne le sens de toute action individuelle et collective. Au cadre du « comment », constitué des règles et procédures, se substitue le cadre du « pour quoi », constitué par la vision de l’intérêt commun de l’entreprise.
La libération de l’entreprise représente un véritable saut dans l’inconnu, où la cible est certes claire mais le cheminement incertain. En cela, il est nécessaire d’appréhender la libération de l’entreprise comme une démarche apprenante, dont le plan d’action et le rythme de transformation doivent être ajustés au fil de l’eau, pour avancer pas à pas en capitalisant sur les leçons tirées du pas précédent.
Dans cette démarche, le respect des prérequis et l’anticipation de certains impacts invariants constituent un facteur de succès décisif :
La première étape indispensable avant d’entreprendre toute transformation consiste à partager la vision stratégique de l’entreprise et les valeurs communes : engagement, fonctionnement de l’entreprise, règles de vie. C’est une démarche qui doit être participative, donnant le temps et les moyens de l’appropriation de la vision qui devra mobiliser l’ensemble des salariés. Tout l’enjeu du dirigeant est de donner le « sens » de l’entreprise et de l’action de ses salariés, en répondant au « pour quoi » (la finalité). Ce faisant, il laisse aux salariés la liberté de définir les modalités de réalisation, c’est-à-dire qu’ils sont libres de répondre au « comment » de la façon qui leur semble la mieux adaptée à la finalité.
Mobiliser l’ensemble des salariés sur une vision commune de l’entreprise n’est possible qu’à partir du moment où une relation de confiance forte est établie entre la Direction et les salariés. Or la confiance, comme la liberté, ne se décrètent pas. Si la démarche de libération n’est pas sincère sur le plan idéologique, elle a toutes les chances d’échouer. Si elle est sincère, il convient d’œuvrer rapidement pour en lever les premiers obstacles en améliorant rapidement des situations jugées insatisfaisantes, voire perçues comme injustes. En effet, il est presque impossible de mobiliser des individus sur une vision commune de l’avenir si leur situation actuelle est vécue comme insatisfaisante ou injuste. Un plan d’actions « quick wins » doit viser l’amélioration rapide des conditions de travail et commencer à « libérer » des processus non-critiques (ex : supprimer des pointeuses dans les centres de production, simplifier la prise de congés) et à supprimer des symboles du pouvoir des fonctions dirigeantes (ex : places de parking nominatives). Au-delà de ces « quick wins », c’est ensuite l’exemplarité de la Direction dans l’incarnation des valeurs de l’entreprise libérée (notamment l’équité, l’humilité, l’écoute) qui doit être démontrée au quotidien.
Le cœur de la transformation, qui est profonde à la fois sur le plan culturel et organisationnel, causera immanquablement des réactions fortes d’une partie des salariés, à tous niveaux hiérarchiques et dans toute l’organisation, qui ne se retrouveront pas dans le modèle de l’entreprise libérée, car celle-ci bouleverse notamment :
C’est une conséquence naturelle qu’il faut rigoureusement anticiper en prévoyant des dispositifs pour limiter l’impact opérationnel, par exemple en accompagnant l’évolution des pratiques et la montée en compétence, en proposant des perspectives de reconversions satisfaisantes et en accompagnant celles-ci.
Enfin, il est fondamental de comprendre que si des gains de productivité résultent de la libération de l’entreprise, ceux-ci ne doivent pas être appréhendés comme la finalité ultime de la démarche, assortie d’une batterie d’indicateurs pour mesurer les gains réalisés. La libération de l’entreprise repose essentiellement sur une conviction idéologique forte du dirigeant, fondée notamment sur l’hypothèse que « l’Homme est bon », et sur sa volonté profonde de confier aux salariés de l’entreprise une liberté et une responsabilité d’action plus grandes. C’est plutôt sur ces 2 critères que se mesurera la réussite de la libération de l’entreprise ; les gains de productivité, - mais aussi d’agilité, d’innovation, d’attractivité de la marque employeur - relèvent des conséquences induites par ce nouveau mode de leadership, et peuvent être observables à une échelle de temps variable. Mais tous ceux qui ont mené la libération de leur entreprise à son terme en témoignent : ils arrivent immanquablement.
(1) Liberating leadership: How the initiative-freeing radical organizational form has been successfully adopted, California Management Review, Isaac Getz - 2009