La reconversion, parent pauvre des politiques d…
Yorick de Mombynes est haut-fonctionnaire, ancien élève de l’ENA, diplômé de l’ESCP et de l’IEP de Paris et titulaire d’une licence de philosophie. Il a été conseiller technique du premier ministre François Fillon et a passé six ans chez Total, ...
Yorick de Mombynes est haut-fonctionnaire, ancien élève de l’ENA, diplômé de l’ESCP et de l’IEP de Paris et titulaire d’une licence de philosophie. Il a été conseiller technique du premier ministre François Fillon et a passé six ans chez Total. Il est aujourd’hui conseiller référendaire à la Cour des comptes et chercheur associé à l’Institut Sapiens, pour lequel il a corédigé le rapport : ”Bitcoin, totem & tabou : que présage l’essor des cryptomonnaies” (avec Gonzague Grandval[1]) ) en février 2018, présentant l’idéologie et la technologie derrière l’apparition des cryptomonnaies.
N.B. : Cette interview reflète la vision personnelle de Yorick de Mombynes et n’engage pas la Cour des comptes.
Sia Partners: Pouvez-vous nous expliquer comment vous en êtes venu à vous intéresser à Bitcoin ?
Yorick de Mombynes: J’ai étudié puis enseigné l’économie à Sciences Po, et je me suis intéressé à l’école autrichienne d’économie[2]. Cette école de pensée est peu connue en France mais elle offre un système d’analyse et de compréhension de l’économie et des sociétés humaines qui me paraît très cohérent et très convaincant. J’ai découvert Bitcoin en 2016 par hasard, et connaître l’école autrichienne m’a aidé à mesurer son intérêt et à m’intéresser à cet « objet monétaire non identifié ».
J’ai écrit avec Gonzague Grandval, début 2018, l’étude « Bitcoin, totem & tabou » pour expliquer la révolution monétaire que représentent Bitcoin et les cryptomonnaies. Nous voulions mettre l’accent sur le phénomène monétaire et ses dimensions politiques, économiques, sociétales, qui étaient sous estimées dans le discours public à cette époque. L’intérêt du public se concentrait sur la « révolution blockchain », ce qui est une fausse piste à nos yeux. C’est d’ailleurs de là que vient le titre de notre étude, en référence à l’œuvre de Freud « Totem et Tabou » : la blockchain est déifiée comme un totem, et Bitcoin reste un tabou.
Ce fut un succès inattendu, le PDF a été téléchargé des milliers de fois sur le site de l’Institut Sapiens. La dimension monétaire des cryptomonnaies a intéressé le public. Cette dimension a été occultée dans le débat public mais elle est en train de revenir avec l’apparition du projet de cryptomonnaie de Facebook, Libra.
« Bitcoin est incontrôlable, c’est la monnaie la plus démocratique qui ait jamais existé »
Sia Partners: Pourquoi est-ce que l’école autrichienne d’économie est aussi souvent évoquée pour expliquer Bitcoin ?
Yorick de Mombynes: Aujourd’hui, la pensée économique dominante prétend qu’il est dans l’essence même de la monnaie d’être gérée par les États. Or, d’un point de vue théorique et historique, c’est très contestable. Nous sommes, depuis 1971 et la fin de la convertibilité or du dollar issue des accords de Bretton-Woods[3], dans une phase inédite de l’histoire : fondamentalement, les monnaies ne reposent plus que sur l’autorité de l’État et sur le cours légal imposé par la loi.
La pensée autrichienne a été très influente au début du XXe siècle. Puis, les États démocratiques ont eu besoin d’une justification intellectuelle à leur mainmise croissante sur l’économie. Ils l’ont trouvée dans les écrits de Keynes[4] . L’armature conceptuelle fournie par le keynésianisme a eu un succès fulgurant et s’est imposé comme la pensée dominante. A l’inverse, celle des économistes autrichiens a été progressivement occultée et ignorée car elle avait le tort de préconiser de limiter le pouvoir des Etats.
Pour les penseurs autrichiens, la monnaie est un objet trop important pour être laissé au monopole des Etats. De fait, les manipulations monétaires opérées par les banques centrales depuis plusieurs années sont en train de pervertir l’institution sociale, économique, culturelle et civilisationnelle qu’est la monnaie. Les politiques monétaires hyper-expansionnistes et le quantitative easing créent des risques majeurs pour l’équilibre économique mondial. L’émergence des taux d’intérêts négatifs paraissait encore impossible il y a quelques années.
La pensée autrichienne connaît un net regain d’intérêt depuis 20-30 ans. Je pense qu’elle fournit une excellente grille d’analyse pour interpréter l’essor des cryptomonnaies.
Sia Partners: Bitcoin peut-il donc résister aux Etats ?
Oui. Des réglementations excessives pour contrer l’utilisation du bitcoin pourraient ralentir son évolution mais l’Etat ne pourra pas réellement empêcher son développement. En tant que réseau pair-à-pair, Bitcoin est incontrôlable : tout le monde peut en acheter sans autorisation et contribuer au fonctionnement du système et à la production de bitcoins, sans avoir besoin de la permission de quiconque. C’est la monnaie la plus démocratique qui ait jamais existé. Des règlementations trop contraignantes ne feront probablement que prouver son intérêt aux yeux du public.
Si les Etats tentaient de bloquer les points d’accès (plateformes d’échanges et d’achats, fermes de minages, etc.), l’utilisation du bitcoin continuerait de se développer sur le marché noir et les Etats prendraient le risque d’alimenter la fuite devant leurs propres monnaies. C’est une illustration du côté antifragile[5] de Bitcoin, et de la façon dont il se renforce et offre aux individus un refuge contre la dissolution de leur épargne par les politiques monétaires.
La découverte que des monnaies puissent être créées en dehors de la sphère étatique a représenté un choc intellectuel et culturel douloureux pour les dirigeants politiques. La plupart sont toujours dans une phase de sidération qui est un peu l’équivalent du déni dans les cinq phases du deuil.
« Le plus important est d’empêcher les départs massifs d’entrepreneurs et de capital hors de France. Sur ce point-là, l’essentiel reste probablement à faire »
Sia Partners: En France, avons-nous adopté des mesures suffisantes pour favoriser l’adoption de la blockchain et des cryptomonnaies lors des deux dernières années ? Si non, quelles postures devraient adopter le gouvernement et ses institutions ?
Yorick de Mombynes: Si l’objectif est de faire de la France un pays dynamique dans cette nouvelle industrie qui est en train d’émerger sous nos yeux, il y a des mesures réglementaires et fiscales à prendre pour rapidement attirer le capital et les entrepreneurs, et ces mesures ne sont pas encore prises. La France est dans une concurrence mondiale, dans un domaine où la compétition est très féroce parce que les entrepreneurs dans la tech sont encore plus mobiles que dans n’importe quel autre domaine, et les capitaux le sont aussi complétement. Un des leviers à actionner pour faire face à cette concurrence est la fiscalité.
Les dirigeants politiques devraient adopter une certaine modestie face à l’essor de ces technologies complexes. Ils devraient faciliter l’expérimentation plutôt que de prétendre piloter l’innovation. Par exemple, le modèle des « bacs à sable » adopté dans certains pays permet aux entrepreneurs cryptos/blockchain de développer leurs projets sans contraintes excessives, et aux gouvernements d’observer la situation pour ensuite bâtir un cadre réglementaire plus adapté.
En France, la priorité a été l’encadrement des ICOs. Mais, pour empêcher les départs massifs d’entrepreneurs et de capital hors de France, l’essentiel reste probablement à faire. Il y a encore des marges de progrès pour réduire la fiscalité sur les plus-values effectuées sur les cryptomonnaies, et pour simplifier les normes comptables pour les startups de ce secteur. Pour l’instant la France n’est pas spécialement bien placée dans la concurrence mondiale. Notre croyance dans la capacité de l’État à orienter l’avenir et la sous-estimation des effets pervers créés par son action ne sont pas des atouts pour saisir une révolution aussi nouvelle et rapide.
Le processus de décision de la sphère publique reste marqué par une certaine inertie qui est particulièrement problématique face à un progrès technologique dont le rythme devient exponentiel et non plus linéaire. Le sommet de la pyramide des pouvoirs publics est encore bien démuni face à la complexité et à la nouveauté des cryptomonnaies et de la blockchain.
« Bitcoin est un véritable enjeu civilisationnel »
Sia Partners: L’État français pourrait-il utiliser les cryptomonnaies ou la blockchain pour améliorer certains de ses processus ?
Yorick de Mombynes: Ces technologies pourraient sans doute trouver de nombreuses applications dans la sphère publique. Quelques projets sont en cours, notamment en matière de distribution de fréquences radio, de registre du commerce ou encore avec la banque de France pour les mandats SEPA. Mais ce n’est pas encore à la hauteur de l’enjeu. Il est probable qu’un grand nombre de processus administratifs, de systèmes de transferts de fonds, d'enregistrements de preuves et certificats, etc. pourraient être modernisés par les blockchains en général et Bitcoin en particulier, notamment par leurs fonctions d'ancrage de données, de vérification de l'intégration des données, et de traçabilité des mouvements financiers. Tout cela est applicable à la sphère publique. On peut imaginer que les métiers de l'audit (et notamment l’audit public, donc les juridictions financières) seront également concernés.
L'idéal, pour progresser, serait de faciliter de petites expérimentations dans la sphère publique. Cela fait 10 ans que Bitcoin existe ; nous entrons dans une phase où cela devrait commencer à être plus facile.
Sia Partners: Que pensez-vous du projet de cryptomonnaie Libra de Facebook ?
Yorick de Mombynes: Je suis passé par plusieurs phases. D'abord, je l'ai pris pour un gadget. Ensuite, je me suis rendu compte que c'était un projet extrêmement intéressant, complexe, bien pensé, ambitieux. Puis, je me suis rendu compte qu'il y avait des zones d'ombre, comme la promesse de rendre le système « permissionless » (décentralisé et ouvert) dans les cinq ans tout en avouant ne pas encore savoir comment le faire techniquement.
Facebook a consacré des moyens significatifs à ce projet et se montre très habile en avançant très progressivement. Les promoteurs de Libra sont probablement conscients des risques, de la sensibilité et de l’enjeu monétaire extrême que leur projet représente pour certains Etats.
Aux Etats-Unis, au-delà de l’agitation politico-médiatique suscitée par ce projet, si le dollar représente une composante majeure du panier de devises et d’actifs financiers sur lequel est adossé Libra, on peut imaginer que les autorités y verront un intérêt pour l’influence mondiale de leur monnaie. Elles ne souhaiteront pas, au moins à court terme, à menacer cet outil au service de l’impérialisme monétaire du dollar.
S’agissant des autres pays, notamment ceux où sont conduites des politiques monétaires irresponsables, Libra pourrait permettre aux épargnants de convertir leurs avoirs pour échapper à la dévaluation de leur monnaie locale. Mais il reste à voir comment ces Etats pourront accepter cette menace sans réagir ; or Libra est justement vulnérable aux réglementations publiques.
Il est d’ailleurs intéressant d’observer les régulateurs se ruer sur Libra pour lui imposer des contraintes et menacer de l‘interdire alors même que le dispositif n’existe pas encore concrètement. Bitcoin, lui, fonctionne depuis 10 ans, et les régulateurs commencent à se rendre compte qu’ils ne peuvent rien faire pour l’arrêter. Cela va permettre à beaucoup de personnes de comprendre la différence entre le Bitcoin et une « pseudo crypto » créée sur une « pseudo blockchain » par un GAFA.
De même, il y a un début de mode des cryptomonnaies de banques centrales, « CBDC[6].». Si elles se mettent en place, elles seront utilisées pour faciliter la disparition du cash et la poursuite des politiques monétaires expansionnistes, et également pour renforcer le contrôle panoptique de la société par les pouvoirs publics : justement les travers qui ont suscité l’émergence de Bitcoin. Si ce dernier est toujours en place pour les contrecarrer, il s’agira d’un véritable enjeu civilisationnel.
Sia Partners: Quels autres projets dans le domaine des cryptomonnaies vous semblent prometteurs ?
Yorick de Mombynes: Je m’étais intéressé pendant un temps aux cryptomonnaies anonymes telles que Monero et Zcash ainsi qu’aux plateformes de smart contracts comme Ethereum, Tezos, Eos, Neo et Cardano. Il y a d’ailleurs la possibilité de développer des smart contracts sur Bitcoin en utilisant une chaine dérivée avec le projet RSK, que je trouve aussi très intéressant. Je trouve aussi très intriguants les cas d’usage dans le domaine des marchés prédictifs, avec notamment Augur et Gnosis. Si ces projets prospèrent, ils ont le potentiel de transformer en profondeur certains domaines d’activités comme l’assurance et l’actuariat.
De manière générale, on parle beaucoup de « révolution blockchain », mais les projets que recouvre cette expression ont nécessairement une dimension monétaire : les tokens qu’ils utilisent vont représenter une nouvelle forme de monnaie qui sera assise sur l’efficacité et la valeur ajoutée de ces services nouvellement créés. Ce qu’on appelle de manière trop simplificatrice « blockchain » pourrait ainsi entrainer une révolution monétaire aux conséquences difficiles à imaginer.
« Bitcoin est la seule blockchain qui n’est plus dans la promesse »
Sia Partners: Que pensez-vous de l’avenir de Bitcoin ? Par quels moyens va-t-il se développer ?
Yorick de Mombynes: Tout d’abord, Bitcoin se renforce d’année en année. C’est la seule blockchain qui n’est plus dans la promesse. Avec 10 ans d’existence, et en étant attaqué jour et nuit, Bitcoin a survécu et progresse.
Je crois à l’idée que c’est un protocole sur lequel vont être construits des services que nous n’imaginons pas encore, d’une manière similaire au Web dans les années 90.
Son développement mondial se poursuit, déterminé par des facteurs endogènes comme la technologie et la facilité d’utilisation, et des facteurs exogènes comme la réglementation ou les chocs macroéconomiques et géopolitiques.
Pour l’instant, la réglementation n’est pas partie pour faciliter son développement. Elle ne parviendra toutefois pas à l’empêcher entièrement.
La consolidation technologique de Bitcoin passera notamment par la scalabilité. La solution la plus en pointe actuellement est le Lightning Network[7], une technologie encore très expérimentale et en progrès constant. La capacité du réseau et le nombres de nœuds augmentent ; la communauté des développeurs semble optimiste.
Le Lightning Network devrait notamment faciliter les micropaiements. Actuellement, bien sûr, personne n’utilise Bitcoin pour ses dépenses quotidiennes. C’est un processus normal : pour qu’un objet monétaire devienne une véritable monnaie, il doit d’abord faire ses preuves comme réserve de valeur, avant de devenir un instrument d’échange généralisé. Il me paraît donc naturel, à ce stade, d’appliquer le précepte en vogue dans la communauté crypto, "HODL[8]."
[1] Gonzague Grandval est un entrepreneur dans le secteur du paiement électronique, il est co-fondateur de Paymium et Woorton, deux solutions pionnières en France dans le paiement et l’échange de cryptomonnaies.
[2] L’école autrichienne d’économie est une école de pensée économique fondée au début du XXe siècle qui prône des valeurs libérales. Elle est contre l’ingérence des états dans l’économie et l’interventionnisme monétaire
[3] Les accords de Bretton-Woods à la sortie de la Seconde Guerre mondiale avaient pour but de réorganiser les économies et de reconstruire les pays touchés par la guerre grâce à un ensemble de règles. Ils incluaient – entre autres – la convertibilité des monnaies des signataires de l’accord à un taux fixe en dollar, et le dollar lui-même étalonné à l’or. En 1971, le président des USA Richard Nixon annonce la fin de la convertibilité du dollar en or, et ainsi le début de l’ère des taux de change flottants.
[4] John Maynard Keynes était un économiste britannique du XXe siècle, souvent considéré comme le plus influent du siècle en termes de théories macroéconomiques. Il est l’inventeur du keynésianisme, école de pensée économique contestant l’autorégulation des marchés et le « laissez-faire »
[5] Le terme « Antifragile » provient du livre du même nom de Nassim Nicholas Taleb, écrivain, essayiste et mathématicien. Ce mot décrit les phénomènes qui ont une tendance à se renforcer au fil des épreuves et des chocs.
[6] « Central Bank Digital Currencies »
[7] Le Lightning Network est un protocole de paiement pair-à-pair construit par-dessus la blockchain Bitcoin pour mettre à l’échelle et rendre plus rapide les micropaiements
[8] Expression popularisée dans la sphère des cryptomonnaies, qui correspond à une stratégie de conserver son capital en attendant que sa valeur augmente