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La ligne Lyon – Turin : l’attractivité du fret ferroviaire en Europe

La part du fret ferroviaire en Europe représente aujourd’hui 17,4% de l’ensemble des transports de marchandises, soit 4 fois moins que le transport routier qui culmine à 76,4%.

La part du fret ferroviaire en Europe représente aujourd’hui 17,4% de l’ensemble des transports de marchandises, soit 4 fois moins que le transport routier qui culmine à 76,4%. [1] Derrière ces chiffres, plusieurs facteurs historiques, économiques et politiques ont concouru aux difficultés actuelles de ce secteur, en Europe et en France. Nous avons déjà analysé dans un article récent « Le fret ferroviaire, quel renouveau possible en France ? »

On peut noter tout d’abord certains choix politiques, notamment la France qui a préféré investir les fonds européens dans le transport de passagers plutôt que dans le fret ferroviaire, ce qui n’a pas aidé au développement de cette activité. En outre, le coût d’entrée sur le marché du fret ferroviaire est bien supérieur à celui du transport routier. En effet, il n’y a pas d’attribution généralisée et centrale des segments de circulation pour les compagnies de fret en Europe. De plus, le ticket d’entrée est élevé sur le plan financier ce qui exclut d’emblée les PME, qui préfèreront se tourner vers du transport routier. Utiliser comme mode de transport de marchandises le train semble donc dissuasif et les acteurs économiques préfèreront se tourner vers la route.

Enfin, la crise de 2008 a encore des répercussions structurelles sur ce secteur. La baisse d’investissement dans les infrastructures ferroviaires à l’époque a entraîné un report modal sur le transport routier de la part des affréteurs. Comme nous l’avons vu ci-dessus, cela demande des efforts à la fois financiers mais aussi logistiques de la part des entreprises pour utiliser le fret ferroviaire comme transporteur de marchandises. Dès lors, il semble difficile pour bon nombre d’entreprises faisant appel en majorité au transport routier de se reporter sur le transport ferroviaire en matière de fret. En dépit de cet état des lieux plutôt pessimiste, un projet pourrait redynamiser le secteur du fret ferroviaire en Europe.

Dans la liste des 14 projets prioritaires de transport en Europe dès 1994, la ligne Transalpine Lyon-Turin figure comme une alternative viable, tant sur le plan économique qu’écologique, au recours systématique au transport routier de marchandises.

Mais, ce projet complexe et coûteux crée la polémique et mérite nuances et précautions quant aux solutions qu’il peut apporter à la situation actuelle du fret en France et en Italie.

Cet article analysera donc la pertinence de la réponse économique et écologique de ce projet aux enjeux actuels du fret ferroviaire.

Une réponse économique ?

Les gains économiques de la ligne Lyon-Turin

Si le transport routier est une réponse économique efficace pour parcourir de petites distances, le fret ferroviaire est une solution économiquement performante pour les moyennes et grandes distances (supérieures à 600 km).

Cela s’explique notamment par les faibles coûts énergétiques du train par rapport à ceux des poids lourds. En effet, en équivalent pétrole utilisé pour 1 tonne de marchandises, le train peut parcourir 214 km en utilisant « 1 kg de pétrole », alors qu’un poids lourd ne pourra parcourir que 39km.

Dès lors, le coût unitaire par marchandise transportée est plus faible, quand il est fait usage du fret ferroviaire et ce d’autant plus que les trains de marchandises ont vocation à devenir de plus en plus longs.

En outre, l’ampleur économique et démographique de cette ligne ferroviaire concerne 18 % de la population européenne, 17 % de son PIB et avoisine les 200 Md € d'échanges commerciaux.2 Ainsi, en remettant le fret au cœur des échanges économiques de longue distance, cela va nécessiter une complémentarité de ce type de transport avec tout le reste de la chaîne logistique. Pour atteindre un haut niveau de performance, il sera donc nécessaire d’implanter de nouvelles plateformes logistiques à proximité des différentes gares de la ligne pour les connecter efficacement aux entreprises locales. Cela permettra de dynamiser les différents bassins d’emplois, ce qui aura des retombées économiques positives et non négligeables dans la région transalpine. Ces retombées – externalités positives - ne sont d’ailleurs pas prises en compte dans le calcul du modèle économique de la ligne.

D’un point de vue technique, la ligne Lyon-Turin pourrait rendre de nouveau attractif le fret ferroviaire. La ligne existante est pentue, suit des courbes serrées, ce qui a pour conséquence une faible vitesse des trains et donc un temps de parcours plus long. En réponse à ces contraintes physiques, le tracé de la nouvelle ligne est faiblement pentu et courbé, ce qui permettra un gain significatif sur les temps de parcours et augmentera la rentabilité du fret ferroviaire par rapport au transport routier.

A cela s’ajoute la solution hybride du ferroutage (transport de camions par train), qui s’inscrit dans une perspective de long terme, où l’intégration bout en bout de la chaîne logistique du transport de marchandises atteindrait un niveau de performance optimale.

Il s’agit donc d’établir une cohérence et une complémentarité entre le transport routier et ferroviaire et non de les mettre en opposition systématique.

Enfin, le report modal du routier vers le ferroviaire est possible et même souhaitable sur les longues distances et pour de gros volumes de marchandises. La ligne Lyon-Turin sera un accélérateur de cette tendance, si elle tient ses promesses de performance technique et économique.

Néanmoins, n’oublions pas que la flexibilité et les faibles coûts d’entrée propres au transport routier, resteront les critères de choix prioritaires pour les petites et moyennes entreprises européennes.

A titre d’exemple, voici le benchmark des coûts du transport routier observées mi-2019 :

Des gains économiques à nuancer

Le projet de la ligne Lyon-Turin, reste un projet extrêmement coûteux et complexe à mettre en œuvre. Depuis ses débuts, plus de 1,5 milliards d’euros ont déjà été engagés dans ce projet. En 2012, la cour des comptes a estimé que son montant global devait s’établir autour des 26 milliards d’euros, si le projet était réalisé dans son périmètre le plus large : en incluant les phases optionnelles, le contournement ferroviaire de l’agglomération lyonnaise, etc.

Depuis, plusieurs bonnes nouvelles : la partie italienne ont divisé par 2 le coût de revient des voies d’accès au tunnel international, l’EU a officiellement annoncé sa disponibilité pour accroitre sa participation financière en la portant à 50% du coût global du projet.

Selon nos calculs, le modèle de financement selon les dernières évolutions du dossier se présente de manière suivante (en milliards d’Euros) :

Nous sommes donc loin de 26 Md€ initiaux, avec cette facture 5 fois moindre que prévu pour la France. Pas d’alerte de côté des dépenses.  

Regardons à présent les gains.  

La cour des comptes et le ministère des transports italien en 2019 pointent du doigt la surestimation de l’évolution des flux de transport de marchandises, par la route ou les chemins de fer, de la part de la société Tunnel Euralpin Lyon-Turin.

Ce projet a été initié dans les années 90, durant lesquelles la part du transport de marchandises par le rail était de 21 % en France et les prévisions envisageaient une multiplication par 2,5 entre 1987 et 2010 des flux transalpins de poids lourds.

Or, la cour des comptes rappelle que depuis le début des années 2000 le trafic de marchandises a diminué dans cette région pour diverses raisons, parmi lesquelles la fermeture prolongée du tunnel du Mont Blanc et la crise économique de 2008.

Le fret ferroviaire est donc une activité très sensible à la conjoncture économique et aux politiques de transport.

Il apparaît ainsi que le gain économique, que pourrait apporter la ligne Lyon-Turin ne compensera pas suffisamment la crise structurelle du fret ferroviaire européen, au regard des évolutions de trafic qui ne seront pas suffisantes à court et moyen terme.

La rentabilité économique de cette ligne est à nuancer au regard des performances de la ligne actuelle, qui passe par le tunnel du Mont Cenis. En effet, sa capacité a été améliorée entre 2006 et 2009 grâce à la mise au gabarit GB1 pour permettre le transport des conteneurs de grandes dimensions.

Selon les chiffres d’exploitants RFI confirmé par SNCF Réseau, soixante-deux trains par jours sont autorisés, soit une capacité maximale d’environ 6 Mt/an grand maximum [3].  Or, à ce jour, seulement 3 millions de tonnes de marchandises pas an transitent par ce tunnel.  Nous avons du refaire les calculs plusieurs fois, tant il y a des paramètres à prendre en compte.

En pratique, la capacité théorique du tunnel est répartie entre voyageurs (13%) et le fret. La capacité théorique du fret est ensuite imputée de 19% pour provisionner l’application des règles de sécurité italiennes : interdiction absolue de croisement et de poursuite des trains, et de 35% additionnels les jours de circulation des trains voyageurs supplémentaires :  le week-end aujourd’hui et les jours de la semaine à terme. Selon nos calculs, avec 3 millions de tonnes par ans, le taux d’utilisation du tunnel est de 97% (voir schéma ci-dessous). Pas de quoi espérer le report modal des 44 millions de tonnes transitant par la frontière chaque année.

Par ailleurs, la Transalpine, dont font partie plusieurs entreprises ferroviaires, estime que la configuration de la ligne historique (fortes pentes, sinuosité, nécessité de 2, voire 3 locomotives pour tracter à faible vitesse des trains de faible tonnage) génère des surcoûts d’exploitation jusqu’à 40%. Ce surcoût freine la demande du fret ferroviaire inutilement.

Si ces données sont exactes, la nouvelle ligne Lyon-Turin créera un double effet bénéfique : une capacité nouvelle et une forte baisse des coûts unitaires. Reste que pour ce qui est du report modal du transport routier sur le ferroviaire, l’incitation financière risquent de ne pas être suffisants pour amorcer un mouvement significatif du report modal.

Deux éléments bloquants : l’Eurovignette et le coût d’entrée pour utiliser le fret ferroviaire.

L’Eurovignette est une taxe permettant d’utiliser des réseaux routiers. Les propriétaires de camions, dont le poids total admissible en charge est supérieur à 12 tonnes, doivent par définition acquérir l’Eurovignette pour pouvoir utiliser les autoroutes et voies rapides à péages dans les pays exigeant l’Eurovignette. Cette solution a été évoquée par les défenseurs de la ligne Lyon-Turin comme source de financement d’une part et comme incitation au report modal d’autre part.

Or, depuis 2015, cette proposition n’a pas avancée, son efficacité n’a pas été étudiée et elle nécessiterait la mise en place d’un nouveau système pour assurer cette collecte.

En outre, nous rappelons que le coût d’entrée sur le réseau ferroviaire pour une entreprise de petite ou moyenne taille reste dissuasif, car il nécessite un volume minimal conséquent pour que l’utilisation de ce mode de transport soit rentable.

Une réponse écologique ?

La ligne Lyon-Turin, pour reverdir le blason du fret ferroviaire ?

L’Union Européenne a pour ambition de remettre au cœur de sa politique de transports le fret ferroviaire, afin d’être en phase avec les enjeux écologiques actuels et futurs.

Pour amorcer cette tendance, l’UE a décidé de déréguler et d’ouvrir le marché du fret ferroviaire ces dernières années.

Dans ces conditions, le projet Lyon-Turin s’inscrit dans la même ligne politique que l’UE en matière d’écologie, car son ambition est bien d’opérer un report modal significatif du routier vers le ferroviaire d’une part et de systématiser le ferroutage d’autre part.

Pourquoi faire le choix du report modal ? Un train de fret émet dix fois moins de CO2 par km que le nombre de poids lourds nécessaires pour transporter la même quantité de marchandises. Le report modal est essentiel pour faire diminuer les émissions de CO2 dans la région Transalpine, il permettrait en effet de faire diminuer les oxydes d'azote de 8 % sur la vallée de l'Arve et de 14% sur le territoire de la Maurienne. La nouvelle ligne Lyon-Turin, constituerait donc une opportunité pour développer le fret grâce à un report modal plus important, dans un contexte de volonté écologique au niveau européen.

La deuxième ambition écologique majeure du projet Lyon Turin est le ferroutage.

Cette pratique d’intermodalité pertinente sur les longues distances, permet une répartition modale équilibrée du transport de marchandises entre la route et le train. Ainsi, sur un trajet donné, il s’agit d’augmenter la part de distance parcourue par le train tout en conservant les camions en début et en fin de parcours. Cette solution est un compromis intéressant, qui permet une transition moins brutale que la contrainte au report modal, en s’inscrivant dans une intelligence spatiale où les premiers et derniers kilomètres relèvent du routier alors que le tronçon central relève du ferroviaire. Cela répond notamment aux besoins des entreprises ferroviaires devant desservir les clients destinataires non équipés des installations terminales embranchées ferroviaires.

Cela permettra d’augmenter le volume de marchandises transportées et désengorgera les axes routiers, notamment celui du tunnel de Fréjus.

Des bénéfices écologiques assez mineurs au regard des investissements engagés

D’un point de vue théorique, les ambitions écologiques sur le fret ferroviaire de la ligne Lyon-Turin semblent valables et en cohérence avec les orientations politiques de l’UE sur le sujet.

En revanche, ces gains environnementaux générés par le projet sont à nuancer que ce soit en termes d’ampleur et de rapidité.

Tout d’abord, la durée de réalisation et l’horizon de mise en service autour de 2030 de la ligne décalent dans le temps les effets positifs sur l’environnement de l’utilisation croissante du fret ferroviaire par rapport au fret routier.

En outre, les travaux de mise en œuvre de cette ligne ont un impact environnemental à court terme négatif, notamment en matière d’émission de CO2, ce qui affecte les gains écologiques négativement.

Par conséquent, la réduction des émissions de CO2 grâce à un report modal ou à du ferroutage est fortement dépendante du calendrier de réalisation du projet, qui reste encore à ce jour assez flou.

Par ailleurs, la tendance du trafic routier en France se poursuit à la hausse depuis 2016 avec un volume d’activité, exprimé en tonnes-kilomètres, qui augmente de 3,4% en 2018, après avoir déjà augmenté de 7,6 % en 2017. Dans un tel contexte, il semble improbable qu’un report modal puisse opérer un retournement de tendance radical.

Enfin, d’un point de vue strictement économique, investir 5 milliards d’euros dans un projet, dont le bilan socio-économique est incertain et souvent évalué négativement pose question. Cela étant dit, ce projet met en exergue les limites des modèles d’évaluation faisant fi des externalités et notamment bénéfices sociaux.

Synthèse et perspectives

Synthèse

Conclusion

Le projet de la ligne Lyon-Turin est une réponse partielle au déclin du fret ferroviaire.

Le fret ferroviaire doit créer les infrastructures nouvelles pour augmenter ses capacités et sa rentabilité, mais également améliorer sa rentabilité à court terme.

Pour réussir ses ambitions économiques et écologiques, la nouvelle ligne transalpine doit s’inscrire en cohérence avec une volonté politique française, italienne et européenne d’incitation (financière et réglementaire) au report modal et au ferroutage. Également, le modèle économique du projet pourrait être retravaillé avec un périmètre plus large des externalités. 

Sans cette démarche publique d’incitation au report modal, malgré les renoncements techniques et les apports de financement de l’EU, le projet risque de ne pas être rentable.

A cela s’ajoute la nécessité d’une gestion centralisée au niveau européen des infrastructures de transport pour le fret, qui rendra plus attractif ce mode de transport de marchandises auprès des entreprises et affréteurs.

 

Bibliographie

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