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Trop longtemps négligée, l’innovation est une condition nécessaire à la survie de toute entreprise évoluant dans un environnement concurrentiel.
Trop longtemps négligée, l’innovation est une condition nécessaire à la survie de toute entreprise évoluant dans un environnement concurrentiel. En effet, mis à part les entreprises en situation de monopole ou encore les entreprises d’un secteur présentant des barrières à l’entrée fortes qui le rendrait imperméable aux nouveaux entrants, il est difficile d’imaginer une entreprise qui pourrait continuer d’exister sans innover. Toute entreprise se doit d’innover si elle veut conserver des parts d’un marché qui se veut de plus en plus concurrentiel et disrupté par des nouveaux entrants toujours plus innovants. Si l’innovation est un élément clé, au cœur de la stratégie des entreprises, c’est également un centre de coûts important qui explique la réticence de certaines organisations à financer les idées novatrices.
L’une des explications à la réticence de certaines organisations à financer l’innovation peut s’expliquer par le phénomène de tunnel de conversion de l’innovation. Ce phénomène met en évidence la sélection qui s’opère au fur et à mesure du passage des différentes phases d’un projet. Certains projets sont ainsi abandonnés et génèrent des coûts non récupérables (sunk costs). Ainsi, 31% des projets seraient abandonnées avant leur fin et 52% des projets dépasseraient leur budget selon l’étude CHAOS 2014 [1] publiée par le Standish Group. C’est la connaissance et la maîtrise de ce tunnel de conversion aussi appelé funnel (entonnoir en anglais) qui permettra à la direction de l’innovation de maitriser ses coûts, mais aussi de sélectionner les projets les plus porteurs de valeur au sein de son portefeuille et ainsi générer des profits. Dans cet article nous allons analyser ce phénomène et partager quelques-unes des bonnes pratiques à opérer afin de le maitriser et ainsi pérenniser la production des projets les plus porteurs de valeur [2].
[1] The standish Group Report – CHAOS – 2014
[2] On entend ici la valeur au sens large. La valeur peut être entendue au sens financier du terme ou au sens d’image de l’entreprise par exemple
Avant de préciser le phénomène de sélection qui s’opère au fil du passage des différents degrés de maturité qui marquent la vie d’un projet innovant, nous devons définir les principaux jalons de la vie d’un projet innovant. Dans cette partie nous présenterons les différentes phases de la vie des projets innovants en faisant le parallèle avec l’échelle TRL[1] (Technology Readiness Level). L’échelle TRL qui s’étend du TRL 1 à 9 a été imaginée par la Nasa. Elle est utilisée pour estimer le degré de maturité d’une technologie et permet entre autres de gérer les risques induits par cette technologie.
Comme tout projet répond avant tout à un besoin, il faut définir le besoin initial avant même d’avoir des idées et cela correspond à la phase 0 de tout projet. Ensuite, dans le contexte de l’innovation, nous considérons que les grandes phases d’un projet sont au nombre de quatre. L’échelle TRL apporte de la précision en distinguant des jalons au sein même de ces phases :
Tout projet commence par phase d’émergence qui consiste à avoir une idée et à la formaliser afin qu’elle soit compréhensible par tous. Ces deux étapes correspondent respectivement aux TRL 1 et 2.
Le PoC (Proof of Concept) correspond à une phase d’expérimentation en laboratoire. Il s’agit de mener une série d’expérience (TRL 3) avant de réaliser démonstrateur : le PoC (TRL 4). Le PoC peut prendre plusieurs formes selon le projet système physique, simulation informatique... Le PoC permet de montrer que la solution fonctionne mais pour être industrialisée, une idée doit créer de la valeur pour l’entreprise. Ce passage du PoC au PoV n’est pas toujours aisé. Or pour être considéré comme viable, le PoC d’un projet doit s’accompagner d’un PoV. Nous pouvons faire l’analogie avec le big data. Aujourd’hui la tendance va à la collecte et à la valorisation des données au sein des entreprises. Le plus souvent il est facile de collecter des données (PoC) mais il est beaucoup moins facile de capter la valeur induite par ces dernières (PoV). La présence d’un PoC et d’un PoV correspond à un TRL 4.
Le Pilote correspond à un test en environnement simulé. Souvent cette étape se différencie de la précédente de par l’arrivée de nouvelles contraintes. L’identification de ces contraintes (TRL 5) permet d’obtenir un prototype en environnement simulé (TRL 6).
Cette phase est réalisée en environnement opérationnel. Il s’agit d’assurer le déploiement en masse de la solution. Bien souvent cette phase fait apparaître de nouvelles contraintes liées au déploiement qui peuvent être des contraintes sociales liées à l’acceptation du produit par exemple. Cette phase doit bien souvent être accompagnée d’une conduite du changement adéquate. Le TRL 9 est atteint lorsque la solution est industrialisée (i.e déployée en masse).
Comme nous avons pu le voir, la vie d’un projet innovant est marquée par différents jalons. C’est le passage successif de ces jalons qui montre la viabilité d’un projet et qui justifie de son industrialisation au sein de l’entreprise.
Le tunnel de conversion de l’innovation est un phénomène de sélection qui s’opère avec le degré de maturité croissant des projets.
Le passage de chacune des phases décrites dans la partie précédente s’accompagne de l’abandon de certains projets. L’abandon de ces projets représente des investissements qui n’auront pas de retour financier et donc des coûts irrécupérables pour l’entreprise (sunk costs). On pourra par exemple citer le cas du projet SIRHEN (projet système d’information ressources humaines) dont le déploiement a été arrêté par le ministère de l’éducation nationale après avoir consommé 320 millions d’euros[2].
Une des raisons pour lesquelles l’industrialisation de l’ensemble des projets d’un portefeuille est impossible est que les projets évoluent dans un environnement où les ressources qu’elles soient humaines ou matérielle (et donc financières) sont limitées. La gestion d’un portefeuille de projets innovants implique donc de réaliser des compromis (trade-offs).
Ce phénomène traduit la vie d’un projet et les incertitudes auquel il est soumis. La plupart des idées de projet ne seront pas industrialisées. Le passage de chacune des phases du cycle de vie d’un projet innovant s’accompagne de l’abandon de certains des projets du portefeuille. Les facteurs de conversion dépendent largement des sources qui permettent d’alimenter le tunnel. On constate également que les raisons de l’abandon ne sont pas les mêmes selon la phase dans laquelle se situe le projet. L’abandon pour des raisons économiques est généralement associé à la phase PoC/PoV (TRL4) puisque bien souvent, la notion de valeur comporte l’aspect économique. En revanche, il est difficilement concevable de voir un abandon pour des raisons sociales (i.e. rejet de la part des utilisateurs) avant le déploiement en milieu opérationnel (TRL6).
Par ailleurs, il serait anormal de voir apparaître un tunnel de conversion dont la forme se rapprocherait de celle d’un tunnel plutôt que de celle d’un entonnoir. En effet, cela signifierait une mauvaise sélection des projets du portefeuille et un abandon tardif des projets non porteurs de valeur. Une conséquence serait d’accroître le risque porté par le portefeuille puisque la valeur portée par les meilleurs projets sera diluée dans les pertes engendrées par d’autres projets moins rentables (P&L global). Une autre conséquence pourrait être un manque de ressources financières permettant l’industrialisation des projets les plus porteurs de valeur (une partie de ces ressources ayant été consommées par des projets non porteurs de valeur pendant trop longtemps).
Les raisons d’abandons peuvent être multiples et dépendent surtout de la nature des projets. Nous les avons segmentées en quatre parties. Ci-après, quelques exemples de contraintes de mise en œuvre d’un projet:
- Les coûts: les coûts de mise en œuvre et/ou les coûts récurrents d’exploitation : OPEX (Operating expenditures) s’avèrent trop conséquents et ne permettent pas un ROI (Return On Investment) acceptable
- Les gains : les gains estimés du projet sont jugés trop faible par rapport à l’investissement en termes de ressources (humaines ou matérielles) que le projet implique
- Financement : les leviers de financement activés ne sont pas suffisants pour permettre l’industrialisation du projet
- Les délais de mise en œuvre : les délais de mise en œuvre sont jugés trop longs (Time to market)
- Une contrainte temporelle externe : Un concurrent a annoncé la date de lancement d’un produit concurrent
- Les contraintes techniques : après étude de faisabilité, on se rend compte que le projet n’est pas faisable pour des raisons techniques
- Le projet est trop en avance sur son temps : le projet ne s’intègre pas dans son environnement ou inversement, le temps de développement du projet rend sa potentielle utilisation ou les technologies pensées pour le développer obsolète d’ici à son déploiement.
- Facteurs humains : les activités induites par le projet ne sont pas ergonomiques pour les opérateurs ou impliquent une prise de risque trop importante
- Stratégie d’entreprise : le projet n’est pas en phase avec la stratégie d’entreprise (non-adhérence à la feuille de route)
- Intégration avec le SI actuel : le projet ne peut être intégré dans son environnement SI (Système d’information), il demande des développements trop coûteux
Comme on peut le voir, les contraintes de mise en œuvre conduisant à l’abandon des projets innovants sont multiples et peuvent être endogènes ou exogènes à l’entreprise.
Le phénomène de tunnel de conversion décrit ci-dessus est néanmoins un phénomène inhérent aux projets innovants. Il ne s’agit donc pas d’industrialiser l’ensemble des projets en phase d’idée et le caractère sélectif du tunnel est même rassurant pour l’entreprise. L’objectif est donc d’industrialiser rapidement les projets les plus porteurs de valeur pour l’entreprise tout en abandonnant le plus en amont possible les projets qui représentent des risques pour l’organisation (i.e non atteinte des objectifs). En effet, l’impact de l’abandon d’un projet est d’autant plus grand que sa maturité est élevée. Cependant, il vaut mieux abandonner un projet qui ne serait pas viable même si le degré de maturité de ce projet est élevé et qu’un certain nombre de coûts irrécupérables ont étés engendrés. Les entreprises les plus innovantes sont aussi connues pour être celles qui enregistrent le plus grand nombre d’échecs. Google a par exemple abandonné environ 70 projets qui étaient industrialisés[3] ces vingt dernières années.
Nous avons pu voir que la vie d’un projet est soumise à de multiples contraintes de mise en œuvre qui empêchent son industrialisation. Dans un environnement aux ressources limitées, une bonne gestion de portefeuille est faite de compromis conduisant à la priorisation de certains projets.
Il existe cependant des bonnes pratiques à mettre en œuvre afin de maitriser le phénomène de tunnel de conversion et ainsi pérenniser l’industrialisation des projets innovants. Dans la suite de cet article nous revenons sur les bonnes pratiques identifiées par Sia Partners permettant la mise en place d’une stratégie d’innovation orientée résultats.
Le directeur de l’innovation porte la vision et la stratégie d’innovation de l’entreprise. Il choisit les sujets sur lesquels l’entreprise doit se positionner et construit la feuille de route de l’innovation. Le PMO (Project Management office) au niveau portefeuille propose des outils d’aide à la décision au directeur de l’innovation afin de faciliter la sélection des projets porteurs de valeur. Le PMO portefeuille fait office de liant entre les différents responsables des programmes qui constituent le portefeuille. Cette ressource permet d’assurer le suivi de l’état d’avancement des programmes et l’adhérence à la stratégie mise en place par le directeur de l’innovation. Chaque programme doit avoir un responsable de programme identifié. Il est garant de l’atteinte des objectifs du programme et coordonne le travail de ses équipes. Il pourra se faire accompagner d’un PMO programme qui est garant du respect de l’atteinte des objectifs du programme en respectant les contraintes de coût, qualité et délais établies au préalable. Enfin au sein de chaque programme, des contributeurs doivent être identifiés. Une équipe en T-shape avec des profils variés permettra une meilleure gestion du portefeuille de par le mix entre compétences fonctionnelles et sectorielles.
La direction de l’innovation doit établir sa feuille de route en sélectionnant les sujets qu’elle souhaite développer et les leviers qu’elle souhaite optimiser. Il est impossible de couvrir l’intégralité des sujets innovants du moment. La sélection des sujets dépend avant tout du secteur d’activité considéré.
En revanche, il est à noter que la richesse du portefeuille se trouve dans la variété des sujets qui seront abordés. Cela permet également de se couvrir en cas d’échec d’une thématique et donc de limiter le risque global du portefeuille (hedging strategy). Les gains attendus doivent porter sur plusieurs thématiques. Il serait par exemple trop risqué pour une entreprise de baser sa stratégie d’innovation uniquement sur la blockchain.
La première étape à la création d’un portefeuille de projet est le sourcing des projets qui le constitueront. Il est primordial d’assurer la pertinence des différents canaux de sourcing mis en place. Ces canaux doivent couvrir les thèmes définis dans la feuille de route. Ce processus peut être cyclique afin de garantir la consolidation du portefeuille de façon annuelle. Il existe de multiples façon d’alimenter son tunnel de conversion on pourra par exemple citer l’innovation participative, l’open innovation, les partenariats, les challenges (internes ou externes).
Après avoir collecté les idées de projets au travers de différents canaux, il faut sélectionner les projets porteurs de valeur pour l’entreprise. Pour cela un certain nombre d’outils d’aide à la décision peuvent être mis en place (business case, matrice de sélection, outils de scoring).
Un regroupement des projets ayant des objectifs similaires seront par définition regroupés au sein d’un programme. Les différents programmes constituent le portefeuille. Chaque programme doit se structurer et permettre un pilotage complet (charte projet, plan projet, suivi des coûts, qualité, délais…). Enfin ce qui est vrai au niveau des programmes l’est aussi au niveau du portefeuille. Ainsi un suivi du portefeuille doit être mis en place. La différence étant que les objectifs du portefeuille portent un caractère plus stratégique et s’inscrivent à un horizon plus long terme que ceux des programmes et projets qui le constituent.
Le portefeuille est un bon moyen de financer des projets qui n’ont pas forcément de gains financiers directs mais qui jouent sur d’autres aspects tels que l’image de l’entreprise ou la sécurité. En effet le portefeuille propose des P&L (profit and loss) au global ce qui permet de financer des projets qui seraient moins rentables.
Le pilotage du portefeuille est effectué par le PMO au niveau portefeuille et doit permettre une réévaluation permanente des projets sur la base de critère prédéfinis. Cela implique la création d’outils d’aide à la décision adaptés au contexte. Le processus d’évaluation est un processus itératif dans la mesure où de nouvelles contraintes apparaissent à chaque niveau de maturité. Il peut par exemple être modélisé sous forme de logigramme. La méthode des dires d’experts ne doit pas être négligée puisqu’elle permet de capitaliser sur les échecs. Les ressources les plus expérimentées sur le sujet se doivent d’être sollicitées afin de capter leur expertise. Ainsi à chaque étape de la vie d’un projet, sa pertinence doit être réévaluée. Cette phase de sélection comporte une part d’incertitude liée au fait que l’on ne peut jamais être sûr à 100% qu’un projet n’est pas viable. L’objectif sera de mettre en place une gestion des risques afin de réduire cette incertitude.
Un autre rôle du PMO portefeuille est de réduire les asymétries d’information et permettre une communication entre les différents acteurs du portefeuille. Cela peut se faire à travers différents outils de communication sous formes de KPIs clés par exemple. Un bon suivi doit permettre de remonter des indicateurs de moyen (données liées au déploiement des projets), des indicateurs de résultats (mesurer l’impact des projets) mais aussi des points d’attention. Une attention toute particulière doit être apportée aux projets dont la maturité est élevée car ce sont les projets qui ont à priori sollicités le plus de ressources.
La finalité de ce pilotage est de tester la robustesse des projets afin d’industrialiser les projets les plus porteurs de valeurs et d’évincer le plus rapidement possible les projets consommateurs de ressources sans atteinte de résultats. La gestion de portefeuille est une discipline qui est de l’ordre du décisionnel contrairement à la gestion de programmes ou de projets qui ont un caractère plus opérationnel.
L’organisation décrite par ces différentes étapes permet de structurer l’industrialisation de projets innovants qui seront en adéquation avec la feuille de route portée par la direction.
Cependant, dans une étude[4] réalisée par le PMI (Project Management Institute) portant sur une population d’environ 2400 personnes impliquées dans la gestion de projet, on s’aperçoit que 44% d’entre elles décrivent une mauvaise gestion de portefeuille au sein de leur entreprise.
La direction de l’innovation d’une entreprise doit être consciente du phénomène de tunnel de conversion et se doit de le maitriser afin de garantir l’industrialisation des projets porteurs de valeur et donc l’atteinte des résultats. Par ailleurs, dans un environnement où les ressources tant humaines que matérielles sont limitées, il est primordial d’allouer les bonnes ressources au bon endroit au bon moment. Dans le cadre de l’innovation, le risque principal serait de générer des coûts non récupérables (sunk costs) et ce pour des projets qui ne seraient pas viables. La maîtrise de ce phénomène dépend de plusieurs facteurs et requiert une organisation permettant le pilotage de l’intégralité du portefeuille.
C’est la maitrise du phénomène de tunnel de conversion qui permettra à l’innovation d’être perçue comme un levier pérenne de rentabilité, véritable catalyseur de la performance des entreprises et, de par son agilité native et sa propension à générer des quick-wins, devenir un centre de coûts productif.