La reconversion, parent pauvre des politiques d…
Le business model des grands industriels du secteur de l’eau est aujourd’hui en pleine mutation. En effet, de nouvelles offres de service viennent s’ajouter au portefeuille d’activités historiques de ces entreprises : 1) la construction et 2) l’exploitation d’infrastructures pour la gestion de l'eau
Différents éléments contextuels ont incité l’industrie de l’eau à opérer cette réorientation stratégique qui s’appuie sur une nouvelle proposition de valeur. Désormais, les entreprises du secteur proposent donc à leurs clients de nouvelles prestations. Certaines reposent sur des nouvelles technologies telles que les objets connectés[1] (exemple du télérelevé des consommations en eau), d’autres s’appuient sur des expertises spécifiques permettant d’optimiser la performance opérationnelle des infrastructures de gestion de l’eau[2] (exemple du partenariat entre Veolia et la régie municipale de New York). Pour proposer ces nouvelles prestations, les industriels se focalisent sur des compétences et des ressources internes bénéficiant jusqu’alors d’une faible exposition sur le marché de l’eau. La démarche des industriels est de proposer de manière indépendante une offre de valeur peu visible auparavant car incluse dans une offre de valeur plus globale, celle de leurs activités historiques. C’est ainsi que l’industrie de l’eau fait évoluer son business model, et que les industriels du secteur se créent de nouvelles opportunités en complétant leur offre de valeur.
Le marché de l’eau en France se distingue par une forte présence d’opérateurs privés en comparaison avec certains pays industrialisés[3]. Les industriels du secteur ont pu développer un business model à la française notamment grâce à la confiance que leur ont accordée les collectivités publiques à travers tout le territoire français. La propension des collectivités à déléguer le service public de l’eau est d’ailleurs encore plus marquée dans le cas où la gestion de l’eau s’avère complexe, ce qui est le cas dans la plupart des grandes métropoles. Une étude de l’observatoire des services publics d’eau et d’assainissement publiée en 2015 confirme cette tendance par des chiffres[4], et précise que les contrats de type DSP concernent des usines et réseaux de distribution en moyenne 3 fois plus grands que ceux gérés directement par des collectivités. A titre d’exemple, pour la production et la distribution d’eau potable, les opérateurs privés représentent seulement 31% des services d’eau gérés en France mais desservent 61% de la population. C’est ce contexte qui a fait émerger au sein des groupes industriels français du secteur un ensemble de compétences techniques et un savoir-faire opérationnel issus de la confrontation sur le terrain à la complexité de multiples sujets liés à la gestion de l’eau. Ainsi, les industriels français du secteur sont devenus des acteurs majeurs au niveau mondial[5], jouissant d’une expertise reconnue et d’un portefeuille de projets références dans le domaine de la gestion de l’eau.
Cependant, la loi Sapin a permis aux collectivités de réduire la durée moyenne des contrats de Délégation de Service Public (DSP) et de mettre en concurrence les opérateurs privés. Ainsi, les renégociations de contrat de type DSP ont bien souvent abouti à une baisse importante de la rémunération des délégataires. Par ailleurs, dans quelques rares cas, certaines collectivités ont fait le choix d’un retour en régie municipale pour la gestion de l’eau[6] [7], avec pour conséquence des pertes de contrat de type DSP pour les opérateurs privés auparavant chargés de la gestion du service pour ces collectivités. Ceci a eu pour effet notoire de réduire significativement la marge des industriels, et le business model historique de l’industrie de l’eau en France en résulte quelque peu perturbé. Ainsi, les industriels du secteur se sont retrouvés contraints de proposer une nouvelle offre de valeur pour compenser la baisse des marges sur ces contrats de DSP[8] tout en redorant leur image auprès des interlocuteurs publics. La baisse de rentabilité sur ces contrats de type DSP est donc en train de changer le paysage économique de l’industrie de l’eau.
Il faut noter ici qu’à l’étranger, la tendance observée n’est pas systématiquement la même qu’en France et qu’elle reste fonction du pays considéré. Par exemple, les contrats de type P3 (Public-Private-Partnership) aux Etats-Unis, équivalents aux contrats de DSP français, se multiplient de façon significative, et cela pour deux raisons principalement. La première raison est la complexité de certaines activités opérationnelles dans le cas d’usines à forte intensité technologique (ex. : usines de dessalement d’eau de mer[9]). Une municipalité est alors face à des difficultés techniques qui sont difficiles à surmonter sans l’intervention d’un industriel spécialiste. La deuxième raison est la difficulté de financement pour l’entretien et la rénovation des infrastructures de gestion de l’eau[10]. L’investissement public est rendu difficile par une gestion politique adoptant trop souvent une vision de court-terme alors que l’industrie de l’eau est une industrie à cycle de temps long et à forte intensité capitalistique. En réalité, si la tendance observée à l’étranger est globalement inverse, bien que ces raisons soient aussi valables en France, c’est que les caractéristiques locales et/ou nationales diffèrent et positionnent en conséquence les collectivités en charge du service public de l’eau à un stade différent dans le cycle de l’industrie de l’eau.
Pour prendre les devants face à la baisse de rentabilité sur ces contrats de type DSP, les industriels français ont d’abord proposé des prestations de support opérationnel pour mettre à disposition des régies municipales leurs compétences techniques, fruit de très nombreuses années d’expérience dans le cadre de projets multiples et variés. En effet, une régie municipale n’a en général pas de réelles capacités de recherche ni de développement technologique (ex. développement d’outils de simulation pour l’optimisation des usines, implémentation de technologie « smart water », etc.). Il est donc difficile pour les régies municipales de se passer de support opérationnel et de services techniques, et cela est d’autant plus vrai que les infrastructures et les opérations sont complexes.
Dans un deuxième temps, le portefeuille d’offres de service s’est nettement étoffé jusqu’à dessiner une orientation stratégique clairement profitable. Un fait notoire est que l’industrie de l’eau a agi de manière réactive, là où d’autres ont agi de manière proactive. Dans le secteur de l’énergie par exemple, EDF a développé ses activités de services et propose par exemple aux collectivités des services d’éclairage public intelligent via sa filiale dédiée Citelum[11]. Ses clients du secteur privé ne sont pas en reste avec 2100 sites industriels bénéficiant des services énergétiques de la filiale Dalkia[12]. L’exemple de la société Airbus dans le secteur aéronautique est également intéressant, notamment de par le caractère explicite de ses objectifs de développement des activités de service. L’entreprise a affiché en 2009 ses intentions de proposer tout un panel de services en sus de son cœur d’activité, à savoir la production et la vente d’avions. Les ambitions affichées par le groupe aéronautique sont importantes : passer de 1 Md€ de chiffre d’affaires imputé aux activités de service en 2008 à 8 Md€ en 2020 pour atteindre près de 25% du chiffre d’affaires total[13] [14].
La principale motivation est que la proposition de valeur au client est bien plus importante dans les activités de service tout en étant plus profitable à l’entreprise (bien que cette proposition de valeur soit le plus souvent difficilement mesurable avec une approche standard de type ROI[15]). En effet, ces activités à plus forte valeur ajoutée immobilisent moins d’actifs financiers, bénéficient d’une meilleure rentabilité[16] tout en étant moins exposées aux risques (financiers, légaux et autres). Désormais, l’industrie de l’eau se donne donc les moyens de faire évoluer son business model pour opérer cette réorientation stratégique. Pour ce faire, les industriels du secteur créent des sociétés spécialisées pour structurer leur proposition de valeur, leur permettant ainsi de distinguer leurs nouvelles activités de services des activités historiques d’exploitation fortement corrélées aux prix des contrats de type DSP car encadrés par la loi Sapin. A titre d’illustration, Veolia a créé récemment une filiale, Nova Veolia, qui se consacre exclusivement au développement de services innovants dans le domaine du digital[17]. De son côté, Suez n’est pas en reste avec sa filiale Aqualogy, et prévoit une croissance de 10% pour les activités de services dans les années à venir contre 4% pour les activités historiques[18].
Les premiers retours d’expérience de ce business model basé sur le conseil et les services montrent des signes encourageants car les parties en présence y trouvent chacune leur intérêt. D’un côté, la collectivité, en charge du service public de l’eau, se voit proposer de la part de l’industriel une large gamme de prestations techniques souvent plus spécifiques, et par conséquent mieux adaptées à son contexte local. D’un autre côté, l’industriel apporte son expertise scientifique et sa capacité de développement technologique sur des sujets difficiles à gérer pour une collectivité seule (support opérationnel, conseil et services techniques). De cette façon, l’industriel peut rendre le service attendu par la collectivité tout en se focalisant sur des activités à forte valeur ajoutée et à faible investissement, ce qui répond à ses objectifs d’ordre économique.
Pour finir, et pour ne rien gâcher à l’affaire, ce business model qui a commencé par se développer en France, est aussi bien mieux exportable à l’international que le business model historique basé sur la simple exploitation d’infrastructures. Le support opérationnel qu’apporte l’entreprise Veolia à la régie municipale de la ville de New York aux Etats-Unis est un bel exemple d’une mise en œuvre réussie de ce business model à l’international[19]. Mais celui-ci est également bien mieux adapté pour proposer des prestations de services dans le monde industriel, comme par exemple dans l’industrie pharmaceutique ou dans l’industrie pétrochimique. La collaboration entre les entreprises Petrobras et Suez Environnement sur des plateformes pétrolières au large du Brésil atteste assurément de l’intérêt d’un tel business model[20]. Mais si des entreprises comme Suez Environnement et Veolia sont en train de développer avec succès ces nouvelles activités de services en réaction à une modification du paysage économique de l’industrie de l’eau, d’autres entreprises se sont également empressées d’exploiter ce nouveau business model basé sur le conseil et les services. Le meilleur exemple est probablement celui de la société IBM et de son offre « Intelligent Water » [21] qui rencontre un franc succès, la société faisant désormais figure de concurrent sur ce marché porteur.
Les grands industriels français du secteur de l’eau ne s’y sont pas trompés. Cette nouvelle proposition de valeur représente un véritable levier pour pénétrer de nouveaux marchés et développer leurs activités à l’international. Cette réorientation stratégique, déjà entamée depuis quelques années, sera donc très probablement confortée dans les années à venir.