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Le Territoire, nouveau Graal
Il n’est pas une réforme de l’État, il n’est plus un projet collectif ni un débat qui ne fasse référence au Territoire, lieu sacralisé où tout devient possible. Où vont se résoudre les problèmes sociaux ? Dans le Territoire, bien sûr. Les problèmes de l’emploi, public comme privé ? Le Territoire, encore. Le développement économique ? Le Territoire, toujours. L’épanouissement des cultures, l’enseignement, la recherche, la santé ? Le Territoire, évidemment.
Mais faute de définition unique à défaut d’être consensuelle, le terme apparaît comme un mot valise à géométrie variable, et il est à craindre que par manque de gouvernance claire il ne devienne le sable mouvant des espérances de réforme et de changement.
Et pourtant, la notion de territorialisation est à même de répondre aux évolutions des aspirations sociétales. On y trouve à la fois une proximité des décisions et une participation des individus à la définition de leur présent et la détermination de leur avenir, loin des carcans centralisateurs qui éloignent et rigidifient les processus de décision. Or, on ne pourra donner corps à cet espoir qu’en mobilisant la richesse et la diversité de la ressource humaine qui y vit. Cette ressource doit être gérée, et cela ne peut se faire sans l’anticipation que permet la gestion prévisionnelle.
Le premier écueil à surmonter est d’approcher la définition du mot. Qu’est-ce que le Territoire ? Le Grand Robert propose trois acceptions du terme :
Pour ce propos, nous retiendrons le sens d’espace géographique sur laquelle vit un groupe humain.
Mais alors, sur quelles bases peut-on fixer les limites géographiques de cet espace ? Historiques et géographiques ? Culturelles et sociales ? Politiques et électorales ? Economiques et financières ? Chacune de ces caractérisations a sa légitimité, ses défenseurs, donc ses adversaires, et surtout sa ou ses gouvernances. En choisir une crée naturellement un blocage et des résistances au changement.
Il semble donc plus prometteur de partir de la dimension humaine du territoire : c’est là où vit un groupe, là où se crée une relation entre ce groupe et un site géographique. Les profondes mutations sociétales de ces dernières décennies (parmi lesquelles les technologies numériques, le travail des conjoints, les recompositions de couples, le poids des anciens devenus dépendants, etc.) créent des contraintes à la mobilité géographique imparfaitement compensées par les dispositifs d’accompagnement RH. Cette mobilité devient essentiellement fonctionnelle, elle s’appuie sur les technologies numériques et sur les possibilités de formation (initiale, de perfectionnement, comme de reconversion), et elle nécessite des capacités d’anticipation. Dès lors, le territoire se définit au cas par cas, en fonction de ses infrastructures, de l’habitat, des services, des capacités du bassin d’emploi, et ce d’une manière non figée. C’est là que peuvent se décrire et se développer les projets, individuels et collectifs. C’est là que doivent se définir les coopérations, sans qu’il soit nécessaire de copier un modèle préformaté. Et, projet par projet, c’est là que doit être déterminée la gouvernance la mieux adaptée. Ce territoire de vie est un territoire de projet, creuset d’une nouvelle GRH de proximité, et d’une GPEC opérationnelle, au-delà des limites administratives dont les responsables, devenus des facilitateurs plus que des autorités, trouveront leur légitimité comme experts, comme pourvoyeurs de moyens, dès lors qu’ils auront acquis les capacités de validation des projets et accepteront la subsidiarité.
Poser les bases d’une GRH et d’une GPEC implique, dans ce cadre, d’identifier le territoire du projet, de reconnaître les intervenants, les possibilités de formation mutualisables, les centres de décision, la gouvernance, et de diagnostiquer la maturité des dispositifs existants. Il faut surtout disposer des principes d’une gestion prévisionnelle dégagée de ses handicaps. Depuis trop longtemps, elle a été comprise comme une fin en soi, ou comme une panacée théorique. In fine, les utilisateurs ont, surtout dans le monde public, davantage vu ses inconvénients.
Contraint parallèlement par les réalités économiques et par les besoins de proximité des citoyens, l’État navigue, au fil du temps, de décentralisation en déconcentration, de régionalisation en territorialisation. Ce faisant, il délègue de plus en plus de missions aux échelons locaux, tout en gardant la main sur le domaine régalien (enseignement, santé, sécurité…) ou sur l’application des politiques nationales (emploi, aménagement du territoire…). Ce mouvement de réformes permanentes a des conséquences lourdes sur son organisation dans les territoires (RGPP, RéATE, revue des missions, etc.), qui n’ont pas, ou peu, clarifié son action ni facilité le quotidien des acteurs. Dans ce contexte flou, la gestion RH se fait en silos parfaitement étanches et plus ou moins centralisés. Là où il faudrait de la fluidité, ne serait-ce que pour réduire les sureffectifs autrement qu’en les compensant entre régions, en attendant que l’érosion naturelle de l’âge de la retraite ne les efface, toutes les procédures sont figées par le recours obligatoire à l’arbitre national, administration centrale et instances paritaires. Ce type d’arbitrage ne favorise pas la fluidité…
Et pourtant, prendre le territoire comme référence d’une GRH de fonction publique pourrait être une réponse efficace au besoin d’agilité de l’État, pour les évolutions nécessaires des compétences des agents comme pour l’ajustement des effectifs aux besoins réels des missions et des usagers. Poser les bases d’une mobilité fonctionnelle fondée sur l’identification de ces compétences, des besoins de progression, des formations alors nécessaires, rendrait les agents véritablement acteurs de leur parcours professionnel, que l’on ne confondrait plus avec leur parcours de carrière, et pourrait même favoriser une meilleure porosité avec le secteur privé. Des outils, même imparfaits, existent : référentiels d’emplois et d’organisation, systèmes d’information RH, bourses d’emploi…
Mais l’histoire, les cultures, les pratiques rendent complexe pour l’instant toute perspective d’évolution dans le domaine de la construction d’une GRH commune. Les trois fonctions publiques ont développé leurs particularismes sur un socle commun. Dans la fonction publique d’État par exemple, chaque Ministère entend garder la maîtrise de sa propre gestion, selon sa propre interprétation du statut général des fonctionnaires et de ses statuts particuliers. La LOLF, censée redonner un espace d’autonomie aux responsables de programme, a immobilisé ce qui était déjà rigide dès lors que les comptables publics y ont vu un outil de contrôle et de maîtrise des ETP. La GPEC, outil indispensable, est depuis ses débuts baptisée GPEEC (gestion prévisionnelle des effectifs, des emplois et des compétences), instrument coercitif de comptabilisation des ETP, développé dans le but apparemment essentiel de maîtriser des plafonds d’emploi, de plus en plus près du plancher.
L’espoir peut néanmoins demeurer. Il existe un espace où ne peut, sous la pression du besoin, que se développer cette GRH de proximité, assortie d’une GPEC opérationnelle territorialisée : c’est le domaine de l’interministériel déconcentré, et celui de l’administration territoriale de l’État. Au gré des réformes qui l’ont complètement déstabilisé, cet échelon pourtant essentiel pour les missions que l’État entend conserver dans les territoires ne peut plus que se réinventer ou se dissoudre dans l’administration des régions.
La pérennité de cet échelon dépend de ses capacités à se fondre dans ce nouveau paysage. Il dispose déjà des outils nécessaires pour cela : une gouvernance (préfet de région, SGAR), un expert (la PFRH pour PlateForme Ressources Humaines), des outils (bases de données RH, référentiels, bourses d’emplois). Pour peu que le pouvoir de décision, même limité, dans le domaine RH, suive la même évolution de déconcentration que dans d’autres domaines, l’espace vital de la GPEC de l’emploi public dans les territoires pourra y trouver son origine.
La DGAFP (décret n° 2016-1804 du 22 décembre 2016) assure maintenant les missions de direction des ressources humaines de l’État. À ce titre (article 1), elle est dorénavant chargée de définir les orientations générales des politiques de ressources humaines, et de formuler des propositions d’actions pour la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, le recrutement, la formation et l’accompagnement des parcours professionnels. Elle doit également favoriser le développement de la mobilité interministérielle, entre l’État et les établissements publics, et elle coordonne la gestion des corps interministériels à gestion ministérielle. Une stratégie interministérielle des RH de l’État préparée par la DGAFP en lien avec les Ministères (article 8) comporte des actions de simplification et de déconcentration de la gestion RH.
Des responsables ministériels des RH (article 7) coordonnent l’activité des responsables RH des directions et services des ministères, et veillent à la déconcentration de la gestion. Ils assurent par ailleurs la gouvernance et la maîtrise d’ouvrage des systèmes d’information de gestion RH, en cohérence avec les SI interministériels.
Il est intéressant de remarquer que, dans le texte du décret, le E d’effectifs a disparu : GPEEC redevient GPEC ; on parle maintenant de gestion prévisionnelle des RH. Au-delà de la sémantique, cette évolution est susceptible de sensiblement faire évoluer l’approche publique de la gestion prévisionnelle, qui peut devenir qualitative dans la mesure où les travaux de prévision et de suivi de la masse salariale et des effectifs en sont décorrélés.
Le premier objectif est maintenant d’organiser une GPEC par grandes filières métier interministérielles (patrimoine immobilier, informatique…). Les outils qui peuvent permettre d’aller plus loin et de la mettre progressivement en place sur des bassins de vie, au moins à la maille régionale, sont donc en place : un responsable clairement légitime, une volonté d’aller vers une gestion qualitative déconcentrée et distincte de la gestion comptable, des parcours professionnels incluant des mobilités interministérielles et entre les échelons centraux et locaux, un référentiel des emplois mis à jour au fil de l’eau plus qu’à échéances fixes, une bourse des emplois renouvelée, des SIRH ministériels compatibles entre eux…
Ce n’est qu’en persévérant dans cette voie que l’État pourra continuer à assurer ses missions dans les territoires tout en optimisant les effectifs et la masse salariale dans la fonction publique, et qu’il saura rester efficace tout en poursuivant son objectif de devenir efficient.